Les chapitres 170, 171 et 173 de l’Essai sur les mœurs (OCV, t.26B) consacrés aux guerres civiles de France donnent à Voltaire l’occasion de reprendre un sujet sur lequel il a commencé à faire des recherches lors de la composition de La Henriade (publiée sous le titre de La Ligue en 1723). Cette période particulièrement tourmentée et sanglante de l’histoire de France illustre mieux qu’aucune autre l’engrenage de la violence, qui revêt, à côté du conflit militaire, de multiples visages: libelles haineuses, conspirations (conjuration d’Amboise) et factions (la Ligue), emprisonnements et jugements sommaires, massacres (Wassy, la Saint-Barthélemy) et assassinats – ces derniers prenant même la forme extrême du régicide, sur lequel se clôt le règne calamiteux d’Henri III.

François Hogenberg, ‘L’assassinat du duc de Guise’ (estampe, XVIe siècle; Bibliothèque nationale de France).
C’est là un riche sujet de réflexion pour Voltaire, qui, dans la lignée de Bossuet, puise dans l’Histoire la matière d’un enseignement moral et philosophique, jugeant le passé à l’aune des préoccupations contemporaines. Les Guerres de Religion sont à cet égard un cas d’école: on ne peut mieux prouver les méfaits, bien plus, l’absurdité de l’intolérance religieuse, qui favorise ce qu’elle prétend détruire. Non pas que l’auteur accorde, dans sa narration, la place qu’on attendrait au débat théologique, bien au contraire. Ce silence s’explique fondamentalement par la vision voltairienne du rapport entre pouvoir et religion: chez les princes, note-t-il, ‘la religion n’est presque jamais que leur intérêt’; elle n’est qu’un prétexte pour conquérir ou conserver le pouvoir, un moyen d’instrumentaliser le peuple fanatisé.
Plus fondamentalement, son projet d’histoire universelle le conduit à renouveler le regard qu’il portait sur cette époque dans La Henriade ou l’Essay upon the civil wars of France (1728). Sa vision s’enrichit de l’attention portée à la longue durée – aux mœurs de la Cour, aux conditions matérielles d’existence, aux institutions politiques ou juridiques, aux structures économiques et financières du royaume. De façon intéressante, Voltaire intègre ces données d’arrière-plan à la trame événementielle. Ainsi, pour éclairer l’enchaînement imprévu des faits qui aboutissent à la tuerie de Wassy, il souligne l’habitude qu’ont alors les seigneurs de se déplacer accompagné d’une très nombreuse suite.
Voltaire approfondit son érudition par un travail de documentation considérable – puisant aussi bien dans les travaux des historiens que dans les chroniques et les mémoires du temps, chez les auteurs protestants que chez les auteurs catholiques – et prend ouvertement position dans le débat historiographique, ici pour corriger une erreur, là pour dénoncer la partialité d’un jugement, quitte à se montrer injuste envers les auteurs qu’il utilise abondamment, comme c’est le cas pour le jésuite Daniel.
Comme l’a montré Pierre Force dans sa Préface du tome 26B, l’écriture de l’Essai sur les mœurs témoigne d’un art de la brièveté qui le rattache au genre du ‘précis’. Dans nos chapitres, Voltaire se contente souvent de faire allusion aux événements supposés connus, pour se concentrer sur des détails piquants, des anecdotes savoureuses, des propos mémorables. Il livre un portrait romanesque de la Cour sous la régence de Catherine de Médicis et le règne de ses fils, qui forme un curieux mélange de ‘galanteries et de fureurs’, et ne manque pas une occasion de surprendre ou d’amuser son lecteur, a fortiori si elle lui permet au passage de faire montre de son savoir. En somme, on découvre dans ces chapitres quelques-unes des caractéristiques essentielles d’une figure d’historien que l’édition critique de l’Essai sur les mœurs aura permis d’appréhender dans toute sa complexité.
– Justine de Reyniès