
Sculpture de Vauvenargues par Henri Pontier (1842-1926) en 1881 (Aix, Musée Granet; photo: Ch. Heirieis).
Voltaire est connu pour avoir annoté une grande partie des livres de sa bibliothèque personnelle, et la Voltaire Foundation édite, en collaboration avec nos collègues à la Bibliothèque nationale de Saint-Pétersbourg, la transcription complète des annotations. Certains volumes avec notes marginales, échappés de la bibliothèque de l’écrivain, ou offerts par lui à des amis, sont cependant conservés dans d’autres lieux. Tel est le cas d’un exemplaire de l’Introduction à la connaissance de l’esprit humain (1746), de Luc de Clapiers, marquis de Vauvenargues, conservé à la Bibliothèque Méjanes à Aix-en-Provence, patrie de l’auteur. Il a été question de ce volume à une conférence lors des Journées du Patrimoine 2015, le samedi 19 septembre, à la Méjanes, pour fêter le tricentenaire de la naissance de Vauvenargues. A notre connaissance, c’est le seul volume annoté avec l’intention expresse de rendre l’objet corrigé et commenté à l’auteur afin qu’il puisse en faire une seconde édition. Vers le mois de février 1746, Voltaire a reçu son exemplaire de l’ouvrage que son ami venait de publier: J’ai passé plusieurs fois chez vous pour vous remercier d’avoir donné au public des pensées au-dessus de lui. […] Je n’ai lu encore que les deux tiers de votre livre. Je vais dévorer la troisième partie. [1] La lettre envoyée quelques mois plus tard montre qu’il a été convenu que Voltaire proposerait des corrections et des suggestions en vue d’une seconde édition: J’ai crayonné un des meilleurs livres que nous ayons en notre langue, après l’avoir relu avec un extrême recueillement. J’y ai admiré de nouveau cette belle âme si sublime, si éloquente et si vraie, cette foule d’idées neuves, ou rendues d’une manière si hardie, si précise, ces coups de pinceau si fiers et si tendres. Il ne tient qu’à vous de séparer cette profusion de diamants de quelques pierres fausses, ou enchâssées d’une manière étrangère à notre langue. Il faut que ce livre soit excellent d’un bout à l’autre. Je vous conjure de faire cet honneur à notre nation et à vous même, et de rendre ce service à l’esprit humain. Je me garde bien d’insister sur mes critiques. Je les soumets à votre raison, à votre goût et j’exclus l’amour propre de notre tribunal. [2] L’objet ‘crayonné’ demeure, et les traces au crayon et à l’encre laissent deviner par moments la chronologie de l’annotation. Les rares notes au crayon de plomb, à peine lisibles aujourd’hui, proviennent vraisemblablement de la première lecture, avant que Voltaire ne se décide à remettre l’exemplaire annoté à l’auteur. Parmi elles, quelques-unes sont apparemment inachevées et sibyllines, mais parfaitement compréhensible celle où Voltaire s’exclame ‘comment a-t-on pu faire si bien étant si jeune!’. Vauvenargues avait en effet trente ans au moment de la publication de son ouvrage (il meurt l’année suivante).
D’autres éléments matériels montrent qu’il y a bel et bien plusieurs strates d’annotation: la couleur des encres et la taille des caractères sont la preuve qu’après une première lecture (au cours de laquelle il note, à propos d’une déclaration du cardinal de Retz, ‘exemple qui ne prouve pas qu’il faut risquer des fautes’), Voltaire nuance sa pensée (en précisant, à l’aide d’une encre plus foncée: ‘mais qu’il faut se faire valoir’; voir l’illustration ci-contre). Voltaire disait vrai quand il écrivait à l’auteur ‘j’exclus l’amour-propre de notre tribunal’. On y trouve des louanges, certes (de nombreux ‘bien’ et ‘beau’, un ‘admirable’…), mais le but de l’opération était de permettre à Vauvenargues de faire une nouvelle édition revue et corrigée de son texte. Aussi trouve-t-on des commentaires moins flatteurs: ‘mauvaise expression et fausse idée’, ‘chapitre plein d’idées trop communes’, ‘manque de logique’, ‘louche’, ‘trivial’. Plus on avance dans le livre, plus les annotations sont brèves, et on voit Voltaire élaborer un système d’abréviations: ‘b’ pour ‘bien’ (de temps en temps un ‘tb’), ‘m’ pour ‘mal’ ou ‘mauvais’, ‘obs’ pour ‘obscur’, ‘triv’ pour ‘trivial’. On trouve même le laconique ‘2 et 2 font 4’ pour désigner des évidences, abrégé plus loin en ‘2 et 2’.

Abréviations de Voltaire, ‘2 et 2’, ‘m’ dans l’Introduction à la connaissance de l’esprit humain, p.360 (Bibliothèque Méjanes).
L’exemplaire aixois ne comporte pas uniquement des traces de la main de Voltaire. Une fois en possession du volume annoté, Vauvenargues le parcourut lui-même en rajoutant quelques corrections, et surtout en supprimant des phrases, voire des paragraphes entiers. Ainsi, sur l’illustration ci-contre, le ‘nous’ manuscrit qui apparaît dans l’interligne de la réflexion XXVII est de la main de Vauvenargues, et le trait vertical qui barre les trois réflexions XXV-XXVII est de lui également. Une nouvelle édition paraît en 1747, où l’on constate que les suppressions effectuées sur la première édition ont bien été prises en compte dans la seconde.
Souvent (mais pas toujours!) les corrections proposées par Voltaire ont été intégrées au texte de la seconde édition. Par exemple, la note marginale ci-contre suggère de tourner la phrase autrement: ‘la joie est un sentiment plus pénétrant’, et la seconde édition reproduit exactement la tournure proposée par Voltaire. Mais ailleurs Vauvenargues réécrit son texte à sa façon, ou bien prend le parti de le réimprimer tel quel. En marge de ce ‘Conseil à un jeune homme’, Voltaire demande ‘pourquoi cet air de lettres familières’ (voir illustration ci-dessous), jugeant que cette forme d’adresse, ‘mon très cher ami’, n’a pas sa place dans un livre qui n’a pas de destinataire en particulier. Cependant ces mots demeurent inchangés dans le texte de 1747.
L’ancien officier qu’est Vauvenargues, dont c’est le premier ouvrage, ne se laisse pas intimider par l’homme de lettres déjà fort célèbre qu’est Voltaire. Tout porte à croire que les deux hommes s’étaient liés d’une véritable amitié, et si les commentaires de Voltaire sont sans complaisance, le temps qu’il a dû y consacrer montre bien l’affection qu’il éprouvait à l’égard de son jeune confrère. Le volume aujourd’hui conservé à Aix était d’abord un don de Vauvenargues, offert à son prestigieux ami. Quand Voltaire le lui rend, il devient don de soi, de son jugement, de son temps.
– Gillian Pink
[1] Voltaire à Vauvenargues; la lettre n’est pas datée, mais Th. Besterman la situe vers le 15 février 1746.
[2] Lettre située vers le 15 mai 1746 par Th. Besterman.