Dans son livre De l’esprit paru en 1758, Helvétius s’efforce de montrer, au chapitre 25 du discours III, que la force des passions est proportionnelle à la grandeur des récompenses qu’on leur propose pour objet. Pour prouver la vérité de ce rapport, il cite d’abord l’exemple des conquistadors espagnols et des flibustiers, «échauffés de la soif de l’or», puis passe aux anciens Germains, «animés de l’espoir d’une récompense imaginaire, mais la plus grande de toutes, lorsque la crédulité la réalise», et enfin aux Sarrasins qui, persuadés par Mahomet «que le Très-Haut leur a livré la terre, qu’il fera marcher devant eux la terreur et la désolation», se lancent avec ferveur dans le jihad:
«Frappés de ces récits, les Sarrasins prêtent aux discours de Mahomet une oreille d’autant plus crédule, qu’il leur fait des descriptions plus voluptueuses du séjour céleste destiné aux hommes vaillants. Intéressés par les plaisirs des sens à l’existence de ces beaux lieux, je les vois, échauffés de la plus vive croyance et soupirant sans cesse après les houris, fondre avec fureur sur leurs ennemis. Guerriers, s’écrie dans le combat un de leurs généraux, nommé Ikrimah, je les vois ces belles filles aux yeux noirs; elles sont quatre-vingt. Si l’une d’elles apparaissait sur la terre, tous les rois descendraient de leur trône pour la suivre. Mais, que vois-je? C’en est une qui s’avance; elle a un cothurne d’or pour chaussure; d’une main elle tient un mouchoir de soie verte, et de l’autre une coupe de topaze; elle me fait signe de la tête, en me disant: Venez ici, mon bien-aimé… Attendez-moi, divine houri; je me précipite dans les bataillons infidèles, je donne, je reçois la mort et vous rejoins.
Tant que les yeux crédules des Sarrasins virent aussi distinctement les houris, la passion des conquêtes, proportionnée en eux à la grandeur des récompenses qu’ils attendaient, les anima d’un courage supérieur à celui qu’inspire l’amour de la patrie: aussi produisit-il de plus grands effets, et les vit-on, en moins d’un siècle, soumettre plus de nations que les Romains n’en avaient subjugué en six cents ans.
Aussi les Grecs, supérieurs aux Arabes, en nombre, en discipline, en armures et en machines de guerre, fuyaient-ils devant eux, comme des colombes à la vue de l’épervier. Toutes les nations liguées ne leur auraient alors opposé que d’impuissantes barrières.
Pour leur résister, il eût fallu armer les chrétiens du même esprit dont la loi de Mahomet animait les musulmans; promettre le Ciel et la palme du martyre, comme saint Bernard la promit du temps des croisades, à tout guerrier qui mourrait en combattant les infidèles: proposition que l’empereur Nicéphore fit aux évêques assemblés, qui, moins habiles que saint Bernard, la rejetèrent d’une commune voix. Ils ne s’aperçurent point que ce refus décourageait les Grecs, favorisait l’extinction du christianisme et les progrès des Sarrasins, auxquels on ne pouvait opposer que la digue d’un zèle égal à leur fanatisme. Ces évêques continuèrent donc d’attribuer aux crimes de la nation les calamités qui désolaient l’Empire, et dont un œil éclairé eût cherché et découvert la cause dans l’aveuglement de ces mêmes prélats, qui, dans de pareilles conjonctures, pouvaient être regardés comme les verges dont le Ciel se servait pour frapper l’Empire, et comme la plaie dont il l’affligeait.
Les succès étonnants des Sarrasins dépendaient tellement de la force de leurs passions, et la force de leurs passions des moyens dont on se servait pour les allumer en eux; que ces mêmes Arabes, ces guerriers si redoutables, devant lesquels la terre tremblait et les armées grecques fuyaient dispersées comme la poussière devant les aquilons, frémissaient eux-mêmes à l’aspect d’une secte de musulmans nommés les Safriens [Sufrites]. Échauffés, comme tous réformateurs, d’un orgueil plus féroce et d’une croyance plus ferme, ces sectaires voyaient, d’une vue plus distincte, les plaisirs célestes que l’espérance ne présentait aux autres musulmans que dans un lointain plus confus. Aussi ces furieux Safriens voulaient-ils purger la terre de ses erreurs, éclairer ou exterminer les nations, qui, disaient-ils, à leur aspect, devaient, frappées de terreur ou de lumière, se détacher de leurs préjugés ou de leurs opinions aussi promptement que la flèche se détache de l’arc dont elle est décochée.
Ce que je dis des Arabes et des Safriens peut s’appliquer à toutes les nations mues par le ressort des religions; c’est en ce genre l’égal degré de crédulité, qui, chez tous les peuples, produit l’équilibre de leur passion et de leur courage.»
– Gerhardt Stenger