Pour la France, et pour Paris en particulier, l’année 2015 se sera terminée aussi douloureusement qu’elle avait commencé. Il nous a paru opportun, pour cette dernière livraison avant le nouvel an, de revenir sur la place centrale qu’occupait le combat contre l’intolérance chez Voltaire et ses amis philosophes.

‘La Liberté armée du Sceptre de la Raison foudroye l’Ignorance et le Fanatisme’ / Dessiné par Boizot; Gravé par Chapuy. 1793-1795. Paris, BnF.
Voltaire écrivit maintes fois contre le fanatisme religieux et ses conséquences néfastes pour le genre humain. Mais il appréciait également les textes des autres dans ce domaine. L’un de ces écrits, l’article ‘Fanatisme’ de l’Encyclopédie, rédigé par Alexandre Deleyre, a fait l’objet d’une réécriture voltairienne, où le Patriarche condense ce qui était déjà un texte frappant pour le rendre encore plus incisif. Cette réécriture fait partie d’un groupe de textes publiés de façon posthume à partir de manuscrits tombés entre les mains de ses éditeurs. Cet ensemble difficile à interpréter, provisoirement appelés les ‘manuscrits de Kehl’, sera publié dans la série des œuvres alphabétiques de Voltaire au sein des Œuvres complètes. Dans cet article ‘Fanatisme’, Voltaire emprunte donc la voix d’autrui pour disséminer une énième fois le message contre l’intolérance et la superstition:
« Imaginons une immense rotonde, un panthéon à mille autels, et placés au milieu du dôme; figurons-nous un dévot de chaque secte, éteinte ou subsistante, aux pieds de la divinité qu’il honore à sa façon, sous toutes les formes bizarres que l’imagination a pu créer. A droite, c’est un contemplatif étendu sur une natte, qui attend, le nombril en l’air, que la lumière céleste vienne investir son âme. A gauche, c’est un énergumène prosterné qui frappe du front contre la terre, pour en faire sortir l’abondance. Là c’est un saltimbanque qui danse sur la tombe de celui qu’il invoque. Ici c’est un pénitent immobile et muet comme la statue devant laquelle il s’humilie. L’un étale ce que la pudeur cache, parce que Dieu ne rougit pas de sa ressemblance; l’autre voile jusqu’à son visage, comme si l’ouvrier avait horreur de son ouvrage. Un autre tourne le dos au Midi, parce que c’est là le vent du démon; un autre tend les bras vers l’Orient, où Dieu montre sa face rayonnante. De jeunes filles en pleurs meurtrissent leur chair encore innocente, pour apaiser le démon de la concupiscence par des moyens capables de l’irriter; d’autres, dans une posture tout opposée, sollicitent les approches de la Divinité. Un jeune homme, pour amortir l’instrument de la virilité, y attache des anneaux de fer d’un poids proportionné à ses forces; un autre arrête la tentation dès sa source, par une amputation tout à fait inhumaine, et suspend à l’autel les dépouilles de son sacrifice.
« Voyons-les tous sortir du temple, et pleins du Dieu qui les agite, répandre la frayeur et l’illusion sur la face de la terre. Ils se partagent le monde, et bientôt le feu s’allume aux quatre extrémités; les peuples écoutent, et les rois tremblent. Cet empire que l’enthousiasme d’un seul exerce sur la multitude qui le voit ou l’entend, la chaleur que les esprits rassemblés se communiquent, tous ces mouvements tumultueux, augmentés par le trouble de chaque particulier, rendent en peu de temps le vertige général. C’est assez d’un seul peuple enchanté à la suite de quelques imposteurs, la séduction multipliera les prodiges, et voilà tout le monde à jamais égaré. L’esprit humain une fois sorti des routes lumineuses de la nature, n’y rentre plus; il erre autour de la vérité, sans en rencontrer autre chose que des lueurs, qui, se mêlant aux fausses clartés dont la superstition l’environne, achèvent de l’enfoncer dans les ténèbres. »
– G.P.