Le 4 février 2016, s’est tenu, dans l’amphithéâtre Guizot à la Sorbonne, un débat autour de Voltaire. Deux écrivains contemporains de premier plan, Hédi Kaddour et Pierre Jourde, sont venus parler de « leur » Voltaire à un public dense et conquis.
Le débat, animé par Pierre Frantz et l’auteur de ce billet à l’initiative de la Société d’Études Voltairiennes et du Centre d’Étude de la Langue et des Littératures françaises, posait la question de l’actualité de Voltaire, en partant moins ce soir-là des grandes valeurs et idées habituellement mises en avant, souvent à juste titre, dans le débat public, que de la présence – et de l’avenir – de Voltaire écrivain. Les auteurs d’aujourd’hui écrivent-ils « avec Voltaire », voire contre lui, ou simplement sans lui ? Après que Louis-Ferdinand Céline ait proclamé la rupture avec « le style Voltaire » [1], après le nouveau roman et tant d’autres révolutions littéraires, le « patriarche » demeure-t-il, pour les écrivains, un auteur vivant, voire un compagnon de route ? Qu’en pensent Pierre Jourde, écrivain qui s’est, entre beaucoup d’autres veines, illustré dans de brillants pamphlets littéraires et politiques, qui peuvent paraître dériver, à leur manière, des combats de Voltaire [2] ? Et Hédi Kaddour, qui, dans son tout dernier roman, Les Prépondérants [3], met en scène les conflits interculturels dont la colonisation française au Maghreb a été le théâtre ?
Les deux orateurs, Pierre Jourde en tête, ont avant tout cherché à explorer l’oubli. Que reste-t-il de Voltaire écrivain ? Jourde suggère que Voltaire fut sans doute un authentique poète, mais que les clefs nous manquent pour entrer dans cette poésie d’autrefois, si codifiée. En revanche, chez Kaddour, la figure baudelairienne du Voltaire « antipoète » reste de mise. Poète lui-même, auteur de nombreux recueils, il se souvient aussi de son commentaire cruel du Poème sur le désastre de Lisbonne dans son ouvrage Aborder la poésie: le livre s’ouvre, à rebours, sur la démonstration que ces vers-là ne sont pas de la poésie, mais une profusion sentimentale et rhétorique. Quant au théâtre, il n’est plus qu’« un trou noir », de l’avis des deux écrivains. Comme si les polémiques autour du message de Mahomet avaient étouffé sa théâtralité : personne ne semble se souvenir du Voltaire tragique. Pas de place non plus pour Œdipe, Zaïre, Alzire: la Bibliothèque de la Pléiade ne leur offrirait donc, depuis quelques décennies, qu’une immortalité muette.
Voltaire serait-il devenu un écrivain sans œuvre ? On songe à la phrase des Goncourt, notée jadis par Nietzsche : « Voltaire est immortel ; Diderot n’est que célèbre. Pourquoi ? Voltaire a enterré le poème épique, le conte, le petit vers et la tragédie : Diderot a inauguré le roman moderne, le drame et la critique d’art. L’un est le dernier esprit de l’ancienne France ; l’autre est le premier génie de la France nouvelle ». Étrangement, celui qui affirmait que « tous les genres sont bons, sauf le genre ennuyeux », s’est illustré dans des genres mourants dont il a peut-être, par l’exploitation polémique qu’il en a fait, hâté la ruine – on n’en exclurait, sous réserve des redécouvertes de demain, que le conte. Voltaire, les pieds dans l’épopée, n’a pas su voir venir le roman, genre qui a quasi absorbé tous les autres, comme le rappellent les deux écrivains et comme l’éternel retour des « rentrées littéraires » le confirme, avec leurs violons médiatiques et leurs « bonnes feuilles » mortes. La sensibilité de Voltaire ? Elle le placerait, elle aussi, du mauvais côté : il est moins érotique, dit Jourde, que polisson. Chacun s’accorde toutefois pour reconnaître que le Voltaire « dernier écrivain heureux » de Barthes n’est qu’une projection rétrospective. Le sourire de Voltaire n’est pas celui du bourgeois satisfait. « Il grince », disait Flaubert. Peut-on vraiment penser que Voltaire était certain de l’avènement de la bourgeoisie et que cela faisait son « bonheur », en une forme d’adéquation de l’écrivain et du moment ? La belle analyse marxiste de Barthes ne convainc visiblement plus [4].
![Portrait de Voltaire, en buste, de 3/4 dirigé à droite dans une bordure ovale, par Etienne Fiquet. [1762] / Image BnF.](https://voltairefoundation.files.wordpress.com/2016/02/metayer_illus21.jpg?w=302&h=450)
Portrait de Voltaire, en buste, de 3/4 dirigé à droite dans une bordure ovale, par Etienne Fiquet. [1762] / Image BnF.
Hédi Kaddour, qui a enseigné l’art d’écrire dans une école de journaliste, tient des ateliers d’écriture, et est l’auteur d’un manuel intitulé Inventer sa phrase. Comme Pierre Jourde, il s’inscrit en faux contre le cliché d’une phrase voltairienne qui ne serait que concise et nerveuse, voire sèche. Il remarque que bien souvent les périodes du patriarche sont plus amples, plus douces et plus souples que ce lieu commun le suggère. C’est alors qu’apparaît dans la conversation un livre inattendu, l’Histoire de Charles XII. Étrangement, ce premier essai historique a été cité par les deux écrivains présents. Peut-être parce qu’il y a quelque chose du roman d’aventures dans ce livre, peut-être parce que Charles XII, le roi qui s’instruit incognito, le roi voyageur, le roi soldat, est un vrai héros – au sens du célèbre article de René Pomeau, [5] mais aussi au sens romanesque du terme. Kaddour chausse ses lunettes de maître de style et commente, mot à mot, le passage où Charles, prenant la place de Lieven, un de ses généraux aux habits trop voyants, est sauvé par sa générosité et sa simplicité même… « L’habit bleu galonné d’or » : voilà une caractérisation aux antipodes du flou artistique auquel l’écrivain moyen aurait aujourd’hui recours, affirme-t-il. Jourde admire également la précision de la touche voltairienne. Une simple recherche dans le « Tout Voltaire » montre que les deux auteurs ne s’y sont pas trompés : le terme « galonné » n’apparaît que quatre fois sous sa plume. Voltaire ou le mot juste, à la bonne place, si rare soit-elle.
Finalement, pas à pas, le débat revient à ce qui hante toutes les consciences : Voltaire, le philosophe engagé. Le détour par la question littéraire a permis d’effacer les slogans, au bénéfice d’une approche plus sensible et plus fine. L’actualité revivifie jusque son vocabulaire : fanatisme, superstition, préjugés. Et elle interroge l’articulation entre la fermeté et la tolérance, c’est-à-dire la question « critique » des limites entre foi et savoir, croyance et superstition, et, dans la société, espace public et espace privé.
Chacun reconnaît désormais volontiers tout ce que Voltaire, moyennant une actualisation de sa pensée toujours délicate, a encore à nous apprendre.
C’est à ce moment précis que Daniel Mesguich, tapi depuis de longues minutes dans la salle, monte sur l’estrade, déploie sur la table ses volumes de Voltaire, et offre au public une lecture d’une précision et d’une justesse jubilatoires. Candide, Joussouf-Chéribi, Berthier, le chapon et la poularde… L’ironie chaleureuse du ton du comédien fait magistralement sentir une humanité qui survit, tenace, à toutes les avanies de la lutte et de la lucidité. Pendant ces moments suspendus, il semble la voix même de Voltaire. Le public a donné l’impression, pendant ces quelques dizaines de minutes, de littéralement écouter Voltaire.
– Guillaume Métayer
[1] Louis-Ferdinand Céline, Ma grande attaque contre le Verbe, enregistrement audio d’octobre 1957 (disque « Leur œuvre et leur voix », Céline, Festival LFD 149), transcrit dans Le Style contre les idées, Paris, 1987, p.69-70.
[2] Voir les trois volumes du Jourde & Naulleau (2004, 2008, 2015), mais aussi La Littérature sans estomac (2002) ; Petit déjeuner chez Tyrannie (2003) et le blog « Confitures de culture » sur le site de L’Obs.
[3] Paris, 2015. Grand Prix du roman de l’Académie française, ex-aequo avec 2084 : la fin du monde de Boualem Sansal.
[4] Voir Guillaume Métayer, ‘Voltaire et la philosophie du voyage’, Revue Voltaire 15 (2015), p.47-61.
[5] ‘Voltaire et le héros’, Revue des sciences humaines, 1951, p.345-51.