Lectures voltairiennes : colloque à la Bibliothèque de Voltaire (Bibliothèque nationale de Russie)

La bibliothèque de Voltaire à Ferney, acquise par Catherine II après la mort de l’écrivain, fut installée en 1779 dans l’Ermitage du Palais d’Hiver à Saint-Pétersbourg. En 1861, elle fut transférée à la Bibliothèque impériale publique (actuelle Bibliothèque nationale de Russie).

Bibliothèque de Voltaire

Bibliothèque de Voltaire (Bibliothèque nationale de Russie, Saint-Pétersbourg).

Après la visite du président Jacques Chirac en 1997 et grâce aux efforts de Nikolaï Kopanev, alors directeur de la Réserve des livres rares, un projet de coopération culturelle franco-russe démarra, qui aboutit à la création d’une salle dédiée à la bibliothèque du philosophe. Elle fut inaugurée en 2003, l’année du tricentenaire de Saint-Pétersbourg, par les premiers ministres des deux pays, MM. Mikhail Kassianov et Jean-Pierre Raffarin. Toujours à l’instigation de Nikolaï Kopanev, qui assuma le poste de conservateur en chef de la Bibliothèque de Voltaire, le parti fut pris de créer en ce même lieu le « Centre d’étude du siècle des Lumières ». Les fonctions habituelles de conservation se doublèrent ainsi d’activités de recherche dans l’idée qu’un si précieux trésor, riche de près de 7000 livres, devait stimuler les activités des dix-huitièmistes, contribuer à coordonner leurs actions et manifester la profondeur et la richesse du lien culturel qui unit l’Europe et la Russie au XVIIIe siècle.

Les activités de ce centre sont variées : il s’agit d’accueillir et de conseiller les chercheurs du monde entier, de contribuer à l’édition des Œuvres complètes de Voltaire en cours de publication, d’approfondir la description des fonds bibliographiques, etc. N. Kopanev avait grandement contribué à éclaircir les différents aspects du commerce du livre français en Russie (en 1980 il publia un livre sur ce sujet, dont la version française vient de paraître).

Nikolaï Kopanev, Nicholas Cronk et Vladimir Zaïtsev

Nikolaï Kopanev, Nicholas Cronk et Vladimir Zaïtsev (de gauche à droite), à la présentation du volume 6 du Corpus des notes marginales de Voltaire, Bibliothèque nationale de Russie, le 21 septembre 2006.

En tant que conservatrice en chef de la Bibliothèque de Voltaire depuis 2014, je me suis attachée à faire connaître différents matériaux conservés dans les fonds manuscrits de la Bibliothèque de Voltaire et d’autres archives russes, tandis que ma collègue Mme Alla Zlatopolskaya s’est consacrée à l’étude des aspects de la réception de Voltaire et de Rousseau en Russie depuis l’origine jusqu’à aujourd’hui.

L’aspect le plus emblématique des activités du Centre d’étude du siècle des Lumières est incarné par les colloques internationaux qu’il a organisé presque chaque année depuis 2003 autour de thèmes spécifiques. Les langues de travail en sont le russe et le français. Les colloques se tiennent au sein de la Bibliothèque nationale de Russie, qu’il s’agisse de son ancien site de la rue Sadovaya ou du nouvel édifice du Parc de la Victoire. Par-delà les communications des chercheurs, les conférences donnent lieu à de nombreuses activités culturelles : expositions de livres, concerts de musique baroque ou représentations théâtrales.

Les thèmes des colloques des années précédentes furent les suivants :

2003: table ronde « De l’intérêt de l’étude des Lumières aujourd’hui »
2004: Louis XIV dans les Œuvres de Voltaire
2005: Religion et Lumières
2006: Voltaire, le journalisme européen et l’opinion publique au XVIIIe siècle
2007: Diderot et la Russie
2009: Candide: 250 ans d’histoire
2010: Voltaire et l’historiographie russe
2011: Les 150 ans de la Bibliothèque Voltaire au sein de la BnR
2012: L’homme et l’éducation dans le système français des Lumières: au 300e anniversaire de la naissance de J.-J. Rousseau
2013: L’encyclopédisme en Europe de l’Ouest et en Russie: à l’occasion du 300e anniversaire de la naissance de Denis Diderot
2014: La Russie et les Lumières en Europe occidentale: en mémoire de N. A. Kopanev
2015: Voltaire, la littérature et la société russes
2017: Les Voies des Lumières : les bibliothèques privées du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle et leurs propriétaires

Pierre Zaborov, Jean Sgard et André Magnan

Pierre Zaborov (debout), Jean Sgard (au milieu) et André Magnan (à droite), Bibliothèque nationale de Russie, le 18 décembre 2006.

Le recueil De l’intérêt de l’étude des Lumières aujourd’hui (2004) fut la première publication des actes du colloque, comprenant les contributions de Nikolaï Kopanev, Michel Delon, Nicholas Cronk, Alla Zlatopolskaya, Ulla Kölving et André Magnan. Le premier volume de la série Lectures voltairiennes, paru en 2009, avec l’aide de l’Institut français de Saint-Pétersbourg, est composé des articles basés sur les communications faites lors des colloques des années 2005 et 2006 et consacrés aux questions de la religion au siècle des Lumières et au journalisme européen. Les articles sont édités en version originale (à partir du troisième volume, ils sont pourvus d’un résumé, en français pour les articles en russe et vice versa).

Le second volume (2014) ne contient que des articles en russe, étant consacré au sujet « Voltaire et l’historiographie russe ». Le troisième (2015) se penche sur l’histoire de la bibliothèque de Voltaire et sur Denis Diderot (colloques de 2011 et 2013). Le volume suivant, La Russie et les Lumières en Europe occidentale, ne parut pas dans le cadre de la série des Lectures voltairiennes; il fut dédié à la mémoire de Nikolaï Kopanev, décédé subitement en août 2013. Cette publication présente la totalité des contributions apportées à sa mémoire lors du colloque de 2014 en russe, en français et en anglais et reflète la diversité de ses intérêts: à part les études voltairiennes, il est question de l’histoire du livre, du commerce intellectuel entre la Russie, la France, l’Allemagne et la Hollande, des relations diplomatiques, et des encyclopédistes.

Le quatrième volume (2017) est centré autour des thèmes du colloque 2015 : « Voltaire, la littérature et la société russes ». Il contient également deux comptes rendus des publications qui ont fait date dans l’étude des relations de la Russie avec l’Europe: le premier volume de la correspondance de Catherine II avec F.M. Grimm, préparé par S. Karp, et le catalogue des livres en langues européennes de Pierre le Grand (édition russe, préparé par Irina Khmeleskikh, et l’édition française, contenant des articles sur les livres du tsar et dirigée par Olga Medvedkova).

Le premier et le second volume des Lectures voltairiennes sont accessibles en ligne en entier, le troisième partiellement; à compter du quatrième volume, toutes les publications seront placées en ligne intégralement.

À partir de 2018, les colloques auront lieu tous les deux ans. Nous invitons les chercheurs qui s’occupent de l’histoire des Lumières à prendre part aux activités de notre centre, en venant à Saint-Pétersbourg ou en participant à nos activités par vidéo conférence, et/ou en contribuant à la publication des Lectures voltairiennes, qui vont paraître au rythme des colloques.

Le prochain colloque se tiendra en novembre 2018 et sera consacré à Vladimir Lyublinsky, le plus grand voltairiste russe dont on commémore le cinquantième anniversaire de la mort. Bienvenus seront également les travaux sur l’héritage des Lumières dans la philosophie de Karl Marx, à l’occasion du deuxième centenaire de sa naissance. L’appel à communications se trouve sur le site web du Centre d’étude du siècle des Lumières.

– Natalia Speranskaya
(Conservatrice en chef de la Bibliothèque de Voltaire, Bibliothèque nationale de Russie)

Visite présidentielle au Château de Voltaire

Françoise Nyssen (ministre de la Culture) et Emmanuel Macron

Françoise Nyssen (ministre de la Culture) et Emmanuel Macron. ©Aline Morel

Ce fut une belle journée…

Annoncée depuis plusieurs mois, dûment relayée par les médias, la réouverture du Château de Ferney le 31 mai dernier par le Président de la République, Emmanuel Macron, et la Première Dame, n’a pas manqué de lui conférer tout l’éclat qu’elle méritait.

Il est vrai qu’avec ses tons pastel, ses parquets lustrés, ses soieries lyonnaises et son mobilier en partie retrouvé, la demeure de Voltaire a recouvré une splendeur qu’on ne lui connaissait plus guère qu’à travers la maquette réalisée en 1779 par Morand à la demande de Catherine II. Comme lavée par les orages de la veille, la demeure du seigneur de Ferney est ainsi réapparue sous un soleil éclatant dans un état qu’on ne lui avait sans doute plus connu depuis 1766.

Emmanuel Macron

Emmanuel Macron. ©Aline Morel

Manifestement heureux et ému de perpétuer le rite de « l’indispensable visite », le couple présidentiel ne s’est pas contenté d’apprécier la restauration à bien des égards exemplaire menée sous l’égide du Centre des Monuments Nationaux et de François Chatillon, Architecte en Chef des Monuments historiques : la symbolique des lieux, brillamment rappelée par François Jacob, trouvait une saveur particulière à travers les extraits de quelques grands textes ferneysiens lus avec une diction parfaite par Clément Hervieu-Léger, sociétaire de la Comédie française (Épître à Horace, L’Ingénu, Dictionnaire philosophique, Traité sur la tolérance, Questions sur l’Encyclopédie, L’Évangile du jour).

Brigitte et Emmanuel Macron

Brigitte et Emmanuel Macron. ©Charlotte Low

À n’en pas douter, les quelque 300 invités triés sur le volet se souviendront longtemps de cette journée particulière et de son ambiance digne d’une Garden party. C’est particulièrement le cas des acteurs locaux qui ont œuvré pendant plus de quinze ans pour que cette journée arrive et que le Président de la République, avec élégance, a tenu à remercier publiquement.

– Olivier Guichard
Attaché culturel (Ferney-Voltaire)

Arrivée du couple présidentiel au Château de Voltaire

Arrivée du couple présidentiel au Château de Voltaire. ©Ville de Ferney-Voltaire

 

 

 

 

 

 

 

 

Le couple présidentiel et la ministre de la Culture avec le conseil municipal de la Ville de Ferney-Voltaire

Le couple présidentiel et la ministre de la Culture avec le conseil municipal de la Ville de Ferney-Voltaire. ©Ville de Ferney-Voltaire

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le couple présidentiel et la ministre de la culture

Le couple présidentiel et la ministre de la Culture en compagnie d’Olga Givernet, députée de la 3ème circonscription de l’Ain (à gauche de la photo), Philippe Bélaval, président du Centre des monuments nationaux (en costume gris clair), Jean Deguerry, président du conseil départemental de l’Ain (à droite de M. Bélaval), Daniel Raphoz, maire de Ferney-Voltaire (avec l’écharpe tricolore). ©Catherine Meillier

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Brigitte et Emmanuel Macron

De gauche à droite: Philippe Bélaval, Jean Deguerry, Daniel Raphoz, Olga Givernet, Brigitte et Emmanuel Macron, Françoise Nyssen. ©Catherine Meillier

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À la faveur de la nuit: rethinking night and pleasure in the Age of Enlightenment

Baudouin, Les Heures du jour: La nuit

Pierre-Antoine Baudouin, Les Heures du jour: La nuit, ca. 1778, gouache on paper, 25.9 x 20 cm, The Metropolitan Museum of Art, New York.

The protection afforded by the night to lovers is more than a recurrent theme in literature. It is a cliché: ageless, universal, obvious. There is no need to travel back in time to the century of Fragonard and Crébillon to read or hear about nights in white satin, strangers in the night, or pleasures that shake you all night long. Because the night belongs to lovers, apparently… from Hero and Leander to Romeo and Juliet, from the couple in La Nuit et le moment (1755) to the duo in It Happened One Night (1934).

Nevertheless, when eighteenth-century artists set their heroes’ dangerous liaisons under the cover of darkness, this signalled potentially far more than a mere awareness of the lovers’ need to hide. Beyond what is now a well-trodden cliché, their configuration of night as a propitious setting for libertine pleasures bears witness to the drastic socio-cultural changes that were transforming both the experience and the idea of night for a fast-growing number of people in early modern Europe. The indiscreet nocturnes imagined by Denon, Laclos, Nerciat or Latouche reveal that night was being reconceptualised from something ominous and debilitating into something protective and stimulating, even emancipating. Only once night-time had become free from fear was it ready to become fit for fun.

Ironically, that reconfiguration of night was the result of two parallel enlightenments. The first is metaphorical, intellectual, and we usually spell it with a capital ‘E’: it frees men and women from their metaphysical terrors. No longer do they see night as the realm of Satan, plagued by demons, nor do they experience it anymore as a blanket smothering the world at sunset. The other, second enlightenment is as material and literal as can be: the lighting up of darkness both indoors and outdoors banishes most of the actual dangers of night-time. A drunken reveller can make it home safely while bandits, no longer anonymous in the streetlight, recede into the shadows.

Moreau le Jeune, Le Souper fin

Moreau le Jeune, Le Souper fin, engraving for Rétif’s Monument du costume, 1789.

Thus, what had once been a time for sleep or domesticity became a time for leisure and sociability. It was at night that some of the most iconic pastimes of the eighteenth century were set: not just the libertine encounters like that of Point de lendemain, but also the petits soupers, the outings to the Opéra, the masked balls, the games of cards until the wee hours, the strolls on boulevards, the vauxhalls and other gaudily lit pleasure gardens. The darkness of night was the best background against which to display the brilliance of one’s wealth: gardens were lit with lampions and illuminated by fireworks; rococo interiors, with their silks and velvet, crystals and gild, were designed to reflect ad infinitum the smallest flicker of candlelight; and little by little, streets were lit too, finally allowing people to move from one place of entertainment to the next.

Of course, such changes were far from democratic. They initially benefited only a chosen few who had the good fortune to be educated (and therefore free of superstitious fears which, still to this day, can plague one’s experience of night) and wealthy enough to afford the lighting devices which alone could turn a blinding darkness into a livable space (for candlewax was not a cheap commodity). Outdoors, the spread of public lighting was not universal either. It concerned mostly affluent and urban neighbourhoods. Staying up at night, being able to light up its darkness, was one of the period’s most conspicuous signs of wealth. Still, in the eighteenth century, as education and technology progressed with unprecedented speed, they did transform the experience of night for an ever greater number of people. Crucially, they also transformed the very idea of it.

Night, after all, is a multi-faceted concept. It is first a natural and social phenomenon, a time of the day defined by sunset and curfew. It is also a metaphor for all things hidden, and that metaphor was changing too in the eighteenth century. On the one hand, it would refer less to ignorance (a limitation) and more to the unknown (a stimulus). In effect, the nocturnal was eroticised in the Enlightenment discourse: for curious minds, what dwells in obscurity became an object of desire more than of fear. On the other hand, through the early modern rise of notions such as privacy and intimacy demanding that all bodily truths be concealed from public scrutiny in the name of civilisation, night and darkness became metonymies for what one hides in them. Eroticism was nocturnalised: sex became ‘the fragment of night we all carry,’ as Michel Foucault put it in his History of sexuality. Thus, in the eighteenth century, the nocturnal and the erotic became more intrinsically connected than ever before and, probably, ever since.

Nowhere is this paradigmatic shift affecting night better captured than in the libertine fiction of the Age of Enlightenment. Libertines naturally felt an affinity with the night due to the freedom it granted them. What is specific about libertine fiction, however, is that its narrators take their readers behind closed doors and into the intimacy of eighteenth-century nights. From Vénus dans le cloître (1683) to Le Rideau levé (1786), this erotic literature illuminates why night deserves to be praised as the best accomplice of lovers. We read about night wrapping moments in seductive demi-jours, protecting couples from prying eyes, emboldening respectable ladies, making flesh-and-blood lovers look like mere sylphs who will vanish with the dawn, thereby creating the illusion that tonight’s moment of weakness will be without consequences tomorrow. Yet libertine authors also highlight the paradox that dissimulation is often the condition for revelation. In the secluded stillness of the night, dreams reveal one’s deepest desires while erotic initiations unveil an arcane art of love. The libertine association of night with mysteries soon to be revealed not only illustrates the common wisdom that what one treasures is worth hiding: more importantly, it is also an amplified and eroticised echo of the Age of Enlightenment’s perception that what is hidden is worth discovering.

The end of the eighteenth century confirmed what libertine authors had already understood: the nocturnal menace has not disappeared with the Enlightenment; it has been internalised. One should be wary of the devil inside that night awakens. Yet it would take a mind like Sade’s (or the Gothic imagination of Goya, Fuseli or Walpole) to reveal that the ‘Shadow’ of the self, far from being as playful and charming as a sylph, can be as horrifying as the nights of Silling in The 120 Days of Sodom.

Thus, we need libertine fiction to remind us that, between the pre-modern fears about night and our modern angst about human darkness, there was a time when the unknown was reconfigured as more exciting than any solid truth, when a craving for freedom turned the hours of darkness into a hedonist’s playground. With their free-thinking characters who tame the once daunting immensity of night into a space-time fit for revelries, libertine stories bring to life the positive effects of modern man’s emancipation from superstitions and traditions, as he refuses any boundary that may limit the enjoyment of his inalienable right to freedom and happiness. The libertine night epitomises the eighteenth century’s ‘invention’ and conquest of liberty. It shows us that the century which we remember as a siècle des Lumières and as a siècle de la volupté was bound to be also the siècle de la nuit.

– Marine Ganofsky

Voltaire ou les traversées du rideau

Voltaire couronné à la Comédie-Française

Voltaire couronné à la Comédie-Française après la sixième représentation d’Irène, en 1778. Source: gallica / BnF.

Bien avant de devenir le célèbre philosophe des Lumières, puis le patriarche de Ferney, le jeune François Marie Arouet se fait d’abord connaître par la pratique du genre tragique, pourtant peu associé à son nom aujourd’hui. Entre 1718 et 1778, il fait représenter vingt-sept pièces, dont vingt-deux tragédies, sur la scène de la Comédie-Française. Sa considérable prodigalité tragique a ainsi constitué l’une des sources les plus régulières et les plus conséquentes de sa visibilité et de son contact avec le grand public et la critique littéraire. Or, cette production a joué un rôle non négligeable dans l’érection progressive du dramaturge en véritable personnage public. Les fictions tragiques et leur publication ont en effet pleinement contribué à l’élaboration des rôles successifs endossés par Voltaire: courtisan dans les années 1720, philosophe controversé à partir des années 1730, puis patriarche adulé dès 1760. Il apparaît même qu’à divers moments clés de sa carrière, son identité publique s’est construite, au moins en partie, à partir de procédés que l’on pourrait qualifier de « traversées du rideau » : le dramaturge est alors plus ou moins directement identifié – par lui-même ou par des tiers – à certains de ses personnages tragiques ainsi qu’aux valeurs qu’ils représentent.

Le phénomène est repérable dès la publication d’Œdipe, en 1719. L’ethos de l’écrivain se construit évidemment dans les discours critiques accompagnant la première édition de la pièce: ceux-ci associent quête de légitimité et bravades envers l’autorité poétique des modèles antiques et classiques, mais aussi à l’encontre de l’autorité sociale de la classe dominante. Mais ce positionnement passe également par les valeurs exposées dans sa tragédie, tout spécifiquement via le personnage controversé de Philoctète. Celui-ci, absent du modèle grec de Sophocle, multiplie les tirades défiant les dieux et l’autorité royale. Plusieurs critiques ne manquent dès lors pas d’identifier le jeune auteur à son personnage, insinuant notamment « qu’un Auteur qui fait les Dieux si méchants, pourrait plutôt leur ressembler qu’à son Héros qu’il dépeint si vertueux »[1].

Dans les années 1730, la transformation de l’homme de lettres en « philosophe » est concomitante de la transgression d’un véritable tabou culturel : dans La Mort de César (1735), Voltaire met en scène son premier parricide. Il pose ainsi la question de la limitation des droits du père/souverain en des termes inhabituellement explicites. Dans un numéro digne d’un funambule, il tente simultanément de se distancier, dans la presse, de toute perception subséquente de lui-même comme contestataire ou dissident. Voltaire adopte ainsi, au cœur même de la fiction tragique, une posture d’ambivalence qui deviendra caractéristique de l’identité philosophique. Les mêmes enjeux sont réactivés lors des représentations de Mahomet (1742), tragédie qui joint une critique religieuse très explicite à la mise en scène d’un nouveau parricide. On voit qu’au XVIIIe siècle, les frontières entre image auctoriale, identité juridique et production fictionnelle étaient bien plus poreuses qu’elles ne le sont aujourd’hui: l’œuvre était alors souvent envisagée comme l’image morale de son créateur, bon gré mal gré et par une relation de contiguïté.

Dans les années 1750, alors que la bataille philosophique fait rage, la tragédie contribue plus directement encore à l’imposition du modèle du « philosophe », que Voltaire n’hésite pas à doter d’avatars tragiques. Par exemple, Rome Sauvée, ou Catilina (1752) met en scène et célèbre le personnage du philosophe antique Cicéron. Dans la préface de la première édition de la pièce (Berlin, 1752), le consul romain est décrit comme « un bon Poète, un Philosophe qui savait douter, un Gouverneur de Province parfait, un Général habile » doté d’une « âme sensible ». Plusieurs motifs constitutifs de l’identité philosophique de Voltaire, au moyen desquels l’auteur s’était peint lui-même dans des préfaces dramatiques antérieures, font l’objet de projections très clairement identifiables sur cette figure historique légitimante (tels la persécution du juste, l’ascension par le mérite, ou encore l’intérêt pour le bien commun). Voltaire incarne même Cicéron à plusieurs reprises, lors de représentations données dans des théâtres de société. À la même époque, on constate par ailleurs un déplacement progressif de l’attention de la production tragique de l’auteur (victime d’un désintérêt croissant) vers son personnage. Les années 1750 voient ainsi apparaître plusieurs pièces de théâtre comiques mettant en scène des caricatures de Voltaire[2]. L’accession de l’auteur à la consécration et à la célébrité va donc de pair avec une tendance croissante à sa fictionnalisation (par lui-même ou par des tiers).

Voltaire jouant Lusignan (à gauche) sur le Théâtre de Mon-Repos

Voltaire jouant Lusignan (à gauche) sur le Théâtre de Mon-Repos (Château de Mézery, Lausanne), d’après une représentation du 18 février 1757 (après restauration, photomontage, huile sur bois). Source : Béatrice Lovis, « Le théâtre de Mon-Repos et sa représentation sur les boiseries du château de Mézery », Etudes Lumières. Lausanne, n° 2, novembre 2015.

Le tragédien lui-même fait d’ailleurs l’acteur de plus en plus fréquemment. La chose n’est pas nouvelle: il avait commencé à jouer ses propres personnages dès son retour d’Angleterre, dans les années 1730. C’est cependant au moment de l’installation à Ferney, alors qu’il se réinvente en « patriarche », qu’il insiste massivement, dans sa correspondance, sur ses nombreuses interprétations scéniques. Hormis Cicéron, il apparaît que Voltaire incarnait exclusivement ses personnages de pères. À partir de 1755, il mentionne à de nombreuses reprises jouer Lusignan (de Zaïre), Alvares (d’Alzire), Zopire (de Mahomet), Narbas (de Mérope), Zamti (de L’Orphelin de la Chine), Argire (de Tancrède) et Sozame (des Scythes). Tous sont des pères débonnaires, aimants et vertueux, avec lesquels l’auteur se confond le temps des représentations tragiques, leur donnant littéralement corps devant un parterre de familiers ou de visiteurs. Dans ses lettres, il s’identifie explicitement à eux, et signe même certaines missives « le bonhomme Lusignan V. » (D7187, mars 1757), « Lusignan » (D7338, août 1757), ou « le bonhomme Alvares V. » (D7698, mars 1758). De même, à l’époque de la composition et des premières représentations des Scythes (en 1766 et 1767), il se compare à un « pauvre Scythe » (D13835) ou un « vieux Scythe » (D14108), et Ferney à « la Scythie » (D14122, D14126).

Page de titre et première page de l’Épître dédicatoire des Scythes

Page de titre et première page de l’Épître dédicatoire des Scythes. BnF.

De manière plus évidente encore que celle de Rome sauvée, la préface des Scythes participe d’ailleurs au brouillage des frontières entre le monde réel de l’auteur et l’univers de la fiction tragique. L’Épître dédicatoire placée en tête de l’ouvrage mêle en effet les références à peine cryptées à la réalité du patriarche avec des éléments appartenant à l’univers et au temps fictionnels des Scythes. Voltaire commence par s’y mettre en scène en tant que « bon vieillard perse ». Il mélange ensuite complètement mondes réel et fictionnel, puisqu’il met en abyme la composition de sa tragédie à l’intérieur même de la fiction perse qu’est son Épître dédicatoire. Après avoir rendu hommage à ses dédicataires, il poursuit la mise en scène: « le bon vieillard fut assez heureux pour que ces deux illustres Babiloniens daignassent lire sa Tragédie Persane, intitulée Les Scythes. Ils en furent assez contents ». À l’ère du patriarche, individu, auteur et personnages tragiques en viennent donc à se confondre de manière ludique.

Durant soixante ans, la fiction tragique a donc joué, autant que ses discours d’escorte, un rôle conséquent dans le façonnement public de « Voltaire », qui a ultimement mis le genre tragique à contribution dans la construction du « patriarche », scénario paternel alternatif susceptible de concurrencer celui, alors vacillant, du Roi-Père de la Nation française.

– Laurence Daubercies

(Ce billet reprend partiellement les résultats d’une thèse de doctorat intitulée Voltaire, du dramaturge au personnage. Le façonnement d’une icône au prisme du tragique, défendue à l’Université de Liège le 7 février 2018.)

[1] [François Gacon], Le Journal satirique intercepté ou Apologie de Monsieur Arrouet de Voltaire et de Monsieur Houdart de la Motte par le Sieur Bourguignon, s.l., 1719, p.21.

[2] Notamment [Genu-Soalhat de Mainvillers], Les Huit Philosophes avanturiers de ce siècle […], 1752; [de Mainvillers], Les Huit Philosophes errans […], 1754; [André-Charles Cailleau], La Tragédie de Zulime, en cinq actes et en vers; petite pièce nouvelle d’un grand auteur, 1762; [Alexandre-Jacques Du Coudray], La Cinquantaine dramatique de M. de Voltaire […], 1774, et James Rutlidge, Le Bureau d’esprit, 1776.