Il faut commencer par un peu de publicité négative. Pourquoi ne pas le dire? Les Annales de l’Empire, dont la Voltaire Foundation va publier une admirable édition en trois volumes, ne sont guère représentatives de la création voltairienne. Peu lues et jamais rééditées en dehors des collections d’œuvres complètes de l’écrivain, elles ne portent sa marque que par des aspects mineurs. Au cœur de la conception de l’Histoire dont Voltaire s’est fait le pionnier, on sait que figure l’étude des mœurs et des civilisations, comme l’illustre son livre majeur dans ce domaine, l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations. Or Les Annales de l’Empire présentent un résumé de l’histoire de l’Allemagne, ou plus précisément de l’empire romain germanique, de Charlemagne jusqu’à Charles VI mort en 1740. Ce résumé est constitué d’une longue suite de brefs chapitres dont chacun est consacré à un règne. Les informations biographiques, dynastiques et militaires en font presque toute la matière. Le texte reprend, souvent mot pour mot, en les abrégeant, les historiens qui faisaient alors autorité, ou des formules de l’Essai sur les mœurs composé dans la même période.
Comme le montre la riche introduction de Gérard Laudin, la part du secrétaire de Voltaire, Collini, dans l’élaboration du livre est importante. Le style s’appauvrit parfois jusqu’à l’ellipse, dans des phrases nominales qui ressemblent aux lignes d’un sommaire. Bref, il s’agit d’une œuvre peu personnelle, que l’auteur lui-même juge trop «sèche» pour «plaire en France» (lettre à d’Argental, du 24 novembre 1753). Ce caractère est accentué par une annexe chronologique et, dès le début, par un résumé méthodique en vers de tous les chapitres qui peut paraître bizarre à des lecteurs du XXIe siècle, mais qui accentuait, pour des lecteurs du XVIIIe siècle, la nature pédagogique de l’ensemble. Ce qu’on appelait alors les «vers techniques» faisait partie des moyens utilisés dans les collèges, et les professeurs de Voltaire à Louis-le-Grand en composaient pour fixer dates et événements dans la mémoire de leurs élèves. Toutes ces particularités s’expliquent par l’origine de l’ouvrage: il s’agit d’un travail de commande, payé 1000 écus d’argent, entrepris pour satisfaire aux «ordres sacrés»[1] de la duchesse régnante de Saxe-Gotha-Altenburg, dont la bienveillance était très précieuse pour Voltaire, et qui voulait que la jeunesse allemande disposât d’un manuel commode pour apprendre l’histoire de son pays. Voltaire parle de cette vaste mais modeste entreprise sans enthousiasme: «un temps de ma vie perdu» (lettre à d’Argental, du 24 novembre 1753).
Les lecteurs qui vont se plonger dans la nouvelle édition des Annales ne vont pourtant pas perdre leur propre temps. Car le diable se cache dans les détails. Les interventions de l’écrivain dans la sèche succession des souverains, de leurs mariages, de leurs campagnes, de leurs assassinats n’occupent que peu de place, mais elles sont savoureuses. Le plus souvent, elles consistent en réflexions sceptiques sur la réalité des faits ou leur interprétation par la tradition historique («c’est ainsi qu’on écrivait autrefois l’histoire», chap. 32). Parfois l’esprit critique teinte le récit d’humour pince sans rire: en 1377, «Charles IV, âgé de soixante-quatre ans, entreprend de faire le voyage de Paris, et on ajoute que c’était pour avoir la consolation de voir le roi de France Charles V, qu’il aimait tendrement, et la raison de cette tendresse pour un roi qu’il n’avait jamais vu, était qu’il avait épousé autrefois une de ses tantes» (chap. 33). La fréquentation des historiens érudits, ses sources dans un domaine qu’il découvre, suscite chez Voltaire la moquerie, mais aussi l’indignation, quand la vérité est tordue pour des intérêts dynastiques. «L’Histoire est-elle un factum d’avocat où l’on amplifie les avantages et où l’on tait les humiliations?» (ibid.).
Mais la verve voltairienne trouve une autre matière dans l’histoire de l’Empire: c’est l’occasion de faire l’histoire des papes, en raison du rôle, controversé, de la papauté dans le choix et le sacre des empereurs. Les Annales consacrent une large place à la désignation, à la personne et à la conduite des occupants du trône de Pierre: on se doute que Voltaire ne manque pas une occasion de souligner tous les scandales qui marquent dans ce domaine les siècles troublés dont il fait l’histoire, et qui ont fait coexister des antipapes, des faux-papes et des papes indignes. Par exemple, en 1409, écrit-il, «il était assez difficile de savoir de quel côté était le Saint-Esprit» (chap. 35). Les occasions ne lui manquent pas de dénoncer les bases dérisoires du pouvoir pontifical, comme quand s’en empare un Jean XXIII dont il dit: «c’était un soldat sans mœurs, mais enfin c’était un pape canoniquement élu» (chap. 35). Le choix des épisodes les plus pittoresques ou les plus scabreux, les réflexions ironiques font de cette histoire de la papauté l’ingrédient le plus savoureux, peut-être, d’un texte où on ne l’attend pas.
Mais ce texte à visée pédagogique, en première apparence neutre et tout factuel, recèle d’autres attraits que vont découvrir les lecteurs de la nouvelle édition: le survol de tant de siècles, de tant de royaumes, de tant de guerres, de tant de dynasties, les silhouettes fugitives de tant de héros et de tant de misérables, tant de renversements de pouvoir, tant d’échecs, tant de réussites, tant de villes fondées, fortifiées, ornées, brûlées, rasées ont inspiré à l’auteur des annales de multiples et fascinantes réflexions sur la destinée des hommes et des peuples. Il s’interroge à la fin du livre sur le bonheur qu’ont pu connaître les maîtres successifs de l’Empire, et il n’en voit guère; tout au long des événements qui se pressent de page en page, il s’interroge sur le droit naturel qui se dégage de tant de lois successives et contradictoires, sur la base solide sur laquelle on pourrait se fonder pour échapper à l’arbitraire des droits qu’impose la force et qui sont factices: «Le temps change les droits» (chap. 33).
Il croit distinguer que ce «droit naturel» tient à «la possession d’une terre qu’on cultive» (chap. 37), qu’il exige à l’origine au moins l’élection des souverains, et la conclusion d’«un vrai contrat passé entre le roi et son peuple» (ibid.), seul moyen de sortir du désordre et des violences de la féodalité. Il se réjouit d’une étape supérieure de la civilisation, qui est le développement des échanges grâce aux villes dont il suit toujours avec sympathie le développement et la conquête des libertés. Enfin les derniers siècles font entrer l’Allemagne dans la modernité. Un rayon d’optimisme traverse ainsi le sombre tableau d’une civilisation imprégnée de barbarie et longtemps agitée de mouvements absurdes, sur lequel Voltaire nous invite, aujourd’hui encore, pour en supporter les horreurs, à poser un regard critique.
– Sylvain Menant
[1] Lettre à la duchesse, du 23 février 1754.