Voltaire, quid de la mémoire contemporaine ?

S’il était encore parmi nous, il aurait 325 ans. Toutefois, si François-Marie Arouet dit Voltaire a marqué son temps, il continue de diviser longtemps après sa mort. La constitution du mythe Voltaire, commencée du vivant de l’écrivain, coïncida dès l’origine avec le mythe des Lumières, et se développa parallèlement à celui-ci. Les notions et valeurs qui lui furent associées devinrent au fil du temps des composantes à part entière de la pensée constitutionnelle française, du discours politique, et plus largement de l’idée de nation. Cette assimilation, qui ne se produisit pas sans déformation, correction ni critique, s’est effectuée par le détour de la littérature, au gré de différentes modalités de réemploi. Janvier 2015, date de l’attentat commis au siège de la rédaction du journal satirique Charlie-Hebdo, qui, dans ses combats, s’était revendiqué de la pensée de Voltaire, notamment sur le point, hautement sensible, de la liberté d’expression, marque le point de départ du retour à la lumière de Voltaire. Voltaire revient, plus contestataire, plus polémiste que jamais, et redevient le symbole de la défense de cette liberté d’expression, lui l’ami des souverains.

Discours social, journalistique et politique, la façon dont est convoquée la référence à la figure de Voltaire, à ses idées, à son œuvre, est plurielle. On l’aime ou au contraire, on le déteste, certains écrits faisant encore débat. A droite comme à gauche, chacun y va de sa formule « voltairienne », se l’appropriant au détour de contre-vérités et autres fantasmes, tout le monde ou presque aujourd’hui se revendique consciemment et bien souvent inconsciemment héritier de Voltaire. Une formule célèbre qu’on lui attribue à tort (aujourd’hui encore), est symptomatique selon moi du manque de lucidité et de connaissance à l’égard du patriarche de Ferney : « Je ne suis pas d’accord avec vous mais je me battrai jusqu’au bout pour que vous puissiez le dire ».

Cette assertion provient en réalité de la plume de la biographe anglaise Evelyn Beatrice Hall dans The Friends of Voltaire, ouvrage publié en 1906 sous un pseudonyme. Et à bien y réfléchir, quiconque connaît un peu Voltaire, s’interrogerait sur la plausibilité qu’il ait un jour prononcé cette phrase. Voltaire en effet tenait beaucoup trop à sa condition pour risquer de la mettre véritablement en péril pour quiconque.

Comment alors comprendre qu’après les attentats parisiens des 7, 8 et 9 janvier 2015, commis contre le journal satirique Charlie Hebdo, on a vu fleurir dans les « marches républicaines » du 11 janvier, à l’instar du slogan « Je suis Charlie » affiché en signe de solidarité et de protestation par les manifestants, les panneaux « Voltaire est Charlie ». D’autant que j’avais eu le sentiment que ses textes n’attiraient plus grand monde, tout comme le périodique Charlie-Hebdo ne trouvait plus grâce aux yeux des lecteurs. Mais, paradoxe de notre époque, les ventes du Traité sur la tolérance se sont brusquement envolées à la suite des attentats, l’ouvrage paraissant de nouveau faire écho auprès du public. Dans le même temps, de nombreux articles de presse présentaient Voltaire comme ayant toujours été en première ligne du combat multiséculaire pour la tolérance et la liberté.

Connaissons-nous vraiment qui était Voltaire ? Connaissons-nous ses textes, le lisons-nous ?

Pour la conscience collective, surtout pour une certaine classe élitiste, Voltaire est l’avocat des libertés publiques, fervent défenseur de la laïcité, il est une figure de l’intellectuel libre et impertinent, digne représentant d’une époque – les Lumières – qui absorbe et articule des opinions qui, dans le passé, étaient en conflit. Cette époque portée par de nombreux individus, des philosophes, des écrivains, des mathématiciens, loin d’être d’accord entre eux mais engagés en de pénibles discussions, est une période de débat et de profonde remise en question de la société française mais également de l’Europe entière. Il serait la figure tutélaire de tous ceux qui refusent l’idée que des croyances deviennent meurtrières, que l’on proclame sa foi en Dieu une arme à la main, que la religion soit utilisée comme alibi pour légitimer des massacres et autres attentats, que le fanatisme menace et mine les valeurs de l’appartenance à l’Humanité.

Alors, je m’interroge: à quoi tient la force de cette figure aujourd’hui encore, surtout auprès des non-initiés. S’il est indéniable qu’il existe bel et bien une doctrine de tolérance chez Voltaire, il n’en demeure pas moins que nombre de ses écrits divisaient et continuent de diviser, ou encore ils sont tout simplement méconnus de la « populace », terme qu’il aimait employer comme l’atteste cette lettre à son ami Damilaville (1er avril 1766): « Quand la populace se mêle de raisonner, tout est perdu ».

Alors qu’il s’agisse de partis ou de courants politiques, ou de sensibilités diverses, qui aujourd’hui se retrouve autour de cette figure des Lumières. Qui connaît Voltaire ?

La tolérance voltairienne, il faut l’avouer, était limitée à ses amis, ses relations opportunes et tous ceux dont il arrivait à s’accommoder. Pour les autres, et en particulier pour ceux qui ne pensaient pas comme lui, le traitement était tout autre: désinformation, calomnie, invective et manipulation. La fin justifiait les moyens, serais-je tenté de dire à propos de Voltaire. Serait-il vraiment ce héros de la tolérance, ce chantre de la liberté d’expression que l’imaginaire collectif français convoquerait aujourd’hui ? Si le recours aux auteurs des Lumières ne saurait résoudre la crise multisectorielle (religieuse et politique entre autres) que traverse la société française et bien d’autres en Europe depuis plusieurs années déjà, je m’autorise à penser que l’analyse de cette évolution à travers le prisme des Lumières et Voltaire, pourrait servir à apaiser un climat devenu délétère.

Alors Voltaire, homme de son temps ou du nôtre ? A vous de voir.

– Willy Soumaho Igoumou

Willy est doctorant à l’Université de Lorraine; l’intitulé de son sujet de thèse est De la promotion Voltaire (1980) à Charlie-Hebdo (2015) : présence de Voltaire dans la société et dans les textes (aire française et francophone).

‘Je soussigné barbouilleur d’écrits inutiles’

‘Je soussigné barbouilleur d’écrits inutiles, donne pouvoir à qui voudra de m’acheter la terre qu’il voudra, pour le prix qu’il voudra, où je vivrai tant qu’il voudra, comme il voudra, avec qui il voudra. Fait où il lui plaît. V.’ Ce court texte, résultat sans doute d’une plaisanterie dont les circonstances nous sont malheureusement inconnues, est l’un des morceaux rassemblés dans le volume de Fragments divers qui clôt la partie littéraire des Œuvres complètes de Voltaire (la correspondance, les marginalia et les textes attribués suivent). Le manuscrit de cette procuration fictive, éditée par John Renwick dans ce tome 84 des Œuvres complètes, est effectivement une bribe issue de la plume du grand écrivain qu’il aurait lui-même probablement qualifiée d’‘écrit inutile’. Qu’aurait-il pensé du volume qui vient de paraître?

OCV t.84, Fragments divers

Le tome 84, Fragments divers, daté ‘2020’, prend sa place à côté du tome 85, l’un des premiers volumes à paraître sous la direction de Th. Besterman en 1968.

Un fragment est considéré comme une chose rare et précieuse, le plus souvent incomplète, qui nous est parvenue d’un passé proche ou lointain. Sa survie doit souvent quelque chose au hasard. Voltaire emploie le mot dans ce sens, par exemple dans Dieu et les hommes (1769):

‘Les Juifs avaient une telle passion pour le merveilleux que lorsque leurs vainqueurs leur permirent de retourner à Jérusalem, ils s’avisèrent de composer une histoire de Moïse encore plus fabuleuse que celle qui a obtenu le titre de canonique. Nous en avons un fragment assez considérable traduit par le savant Gilbert Gaumin, dédié au cardinal de Bérule. Voici les principales aventures rapportées dans ce fragment aussi singulier que peu connu. …’ (Chapitre 24, OCV, t.69, p.385)

Ou encore, dans le Commentaire historique (1776):

‘Le fameux comte de Bonneval devenu pacha turc, et qu’il [Voltaire] avait vu autrefois chez M. le grand prieur de Vendôme, lui écrivait alors de Constantinople, et fut en correspondance avec lui pendant quelque temps. On n’a retrouvé de ce commerce épistolaire qu’un seul fragment que nous transcrivons. …’ (OCV, t.78C, p.42-43)

Cependant, Voltaire aurait-il vu ses propres fragments du même œil? Car il a beau être l’auteur prolifique que l’on sait, les fragments n’en demeurent pas moins précieux, même s’il aurait sans doute été horrifié de voir publier une édition critique de papiers qu’il ne destinait pas à la publication. A l’exception des notes de travail, dont une poignée est publiée ici sous le titre de Fragments de carnets, et des corrections qu’il a apportées à une préface de Baculard d’Arnaud, les textes que nous publions ici n’ont rien de lacunaire, mais cette collection hétéroclite et aléatoire de courts textes jette un nouvel éclairage sur plusieurs facettes de la vie littéraire – et moins littéraire – de Voltaire.

Il y a d’abord un certain nombre de textes dans le sens plus traditionnel du terme, qui évoquent des sujets chers à Voltaire: la Bible; la question de l’âme des bêtes; la nécessité de rester unis entre philosophes face à l’Infâme; la dramaturgie. D’autres encore concernent des activités d’édition: une préface inédite pour une collection prévue de ses œuvres; un avis et des instructions pour l’imprimeur concernant une édition de La Henriade publiée en 1770; une dédicace inédite pour un ouvrage paru à Berlin au moment où son séjour en Prusse tournait mal. Enfin, une troisième sorte de texte nous transporte au plus près de l’écrivain: ses rapports avec la poste; sa façon de classer ses lettres et autres papiers; des notes de travail qui préparaient des écrits plus développés.

Le fragment dont une page est reproduite ci-dessous nous montre Voltaire au travail: il prend des notes à partir de ses lectures sur l’‘histoire orientale’ tout en ajoutant ses propres observations aussi. On le voit revenir sur son manuscrit pour identifier les passages qui l’intéressent le plus, ce qu’il fait en dessinant des espèces de ‘mains’ stylisées qui ressemblent à des ‘6’ penchés. Il apporte des compléments en marge. Il note à plusieurs reprises la source de sa lecture (les Voyages de monsieur le chevalier Chardin, en Perse et autres lieux de l’Orient, de Jean Chardin), et cite des vers persans en traduction. Cette édition des fragments de carnets découverts depuis la publication en 1968 des Notebooks de Voltaire par Theodore Besterman fournissait l’occasion pour nous de faire une analyse plus poussée de ses notes de travail.

OCV t.84, Fragments diverses, fragment 48a

Fragment 48a (manuscrit autographe), f.7r. Oxford, Voltaire Foundation: MS20.

Outre l’intérêt des découvertes et des nouvelles perspectives, éditer de tels textes procure le plaisir de travailler avec des documents autographes. Nous jugeons que ce volume de fragments, quelque disparates qu’ils soient, apporte du nouveau dans le domaine des études sur notre auteur en révélant aux lecteurs ses papiers restants et des brouillons qu’il n’avait pas jugé bon de publier. N’en déplaise à Voltaire.

– Gillian Pink

What can the Enlightenment teach us about theater and emotion?

What connects the religious zealots who tried to annihilate theater under Louis XIV to an early Enlightenment attempt to hoist theater up as the most complete method of understanding and influencing human behavior? How did theatrical affect transform from a dangerous contamination of the soul to a particular regime of emotional pedagogy that was supposed to help spectators navigate the complexities of society? What happens to spectators when they watch a play and how did notions of that “infiltrating” moment change during a tumultuous, yet understudied, period in French history? And most essentially, why should tensions and debates about theater, spectatorship, and emotion in early modern France interest us now?

In The Emergence of a theatrical science of man in France, 1660-1740, I investigate a departure from discussions of dramatic literature and its undergirding rules to a new, relational discourse on the emotional power of theater. Through a diverse cast of religious theaterphobes, government officials, playwrights, art theorists and proto-philosophes, I show a concerted effort during the early Enlightenment to use texts about theater to establish broader theories on emotion, on the enduring psychological and social ramifications of affective moments, and more generally, on human interaction, motivation, and social behavior.

What emerges in this study is a fundamentally anthropological assessment of theater in the works of anti-theatrical religious writers such as Pierre Nicole, Jacques-Bénigne Bossuet, Bernard Lamy, and Armand de Bourbon-Conti. These enemies of the stage – and countless others – argued that emotional response was theater’s raison d’être and that it was an efficient venue to learn more about the depravity of human nature. A new generation of pro-theatrical writers – dramatists and theorists such as Jean-Baptiste (the abbé) Dubos, Antoine Houdar de La Motte, Marivaux, Pierre-Claude Nivelle de La Chaussée, and others – shared the anti-theatricalists’ intense focus on the emotions of theater as well as their conception of theater as a unique and powerful experience on the senses. However, unlike their skeptical counterparts, early eighteenth-century theatrical scientists of man did not view emotion as a conduit of sin or as a dangerous, uncontrollable process. For this group of playmakers, political operatives and theoreticians, performance provided for cognitive-affective moments of feeling and learning about oneself and others.

Theater scholars working in the French tradition have often dated this “transformative” conception of performance to the advent of Denis Diderot’s great theatrical project, the drame (or drame bourgeois). Diderot’s drame was a ground-breaking movement in the history of European theater. The famous philosophe recast the relationship between actor and spectator, invented a new theory of illusion, reoriented the purpose of drama towards intimate community engagement, and proved that sensibility could be a significant tool in creating a virtuous and “enlightened” society. The Emergence of a theatrical science of man reaches back a few generations before Diderot to find a surprising path to his revolutionary project. My book traces a moment when writers began to use plays, critiques, and other cultural materials about the stage to study (and, in their minds, “improve”) the emotional, social, and political “health” of kingdom. I hope that my book will encourage readers to wonder if this conception of theater, emotion, and transformation is still relevant today.

The European Enlightenment never settled any debates on the nature of theatrical emotion, nor did it provide any definitive conclusions about the struggle between absorbing effects and distance as the most effective means for promoting social understanding and change through the performing arts. From Antonin Artaud’s rekindling of theatrical contagion, to the alienating rationality of Brecht’s drama, to attempts to correct injustice and build knowledge through kinesthetic practice in Augusto Boal’s Theatre of the Oppressed, more recent theatrical movements have continued to debate the most fundamental question about theater, that is, what can it do? If twentieth-century greats, like Artaud, Brecht, Boal, and others, labor to come to terms with theater’s power, then why should anyone expect to find definitive answers in the eighteenth century? However, if the Enlightenment was indeed a set of discourses, actions, and processes – an “age of Enlightenment” rather than “an Enlightened age”1 – it appears that writers at the time kept true to the Kantian claim by bringing to the forefront, but not forever resolving, the most complex questions of their day.

I invite students and scholars from disciplines as (seemingly) distant as contemporary performance studies to seventeenth-century religious history to read my book. I hope readers will appreciate a unique imbrication of emotion, religion, and theater; one story of how France became modern; one route to the Enlightenment and its theatrical science of man.

– Logan J. Connors, University of Miami

1 Immanuel Kant, An Answer to the question: what is Enlightenment? (1784), in What is Enlightenment? Eighteenth-century answers and twentieth-century questions, ed. James Schmidt (Berkeley, CA: University of California Press, 1996), p. 58-64 (62).

Logan J. Connors is the author of the January volume in the Oxford University Studies in the Enlightenment series, The Emergence of a theatrical science of man in France, 1660-1740, an exciting new perspective on the polemics of affect, emotion, and theatrical performance in early Enlightenment France.

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