Agatopisto Cromaziano, nom de plume de Appiano Buonafede, écrit dans son œuvre De l’histoire et de la nature de toute philosophie (Della istoria e della indole di ogni filosofia, 1788) que le ‘rétablissement philosophique cartésienne’ avait été un vrai obstacle épistémologique qui avait limité la diffusion de la science de Newton; en effet, pour Buonafede, la philosophie de Descartes était en Italie un mélange de quelques notions cartésiennes (les idées claires, les principes évidents) avec la philosophie de Galileo Galilei. Mais cette présentation de la philosophie de Renato (comme Giambattista Vico appelait Descartes) était fausse ou pour mieux dire elle voulait présenter une histoire de la philosophie italienne toute indépendante de la pensée de Descartes.
Paolo Mattia Doria, Giambattista Vico et Giovanni Battista De Benedictis, entre autres, ont décrit Descartes comme un philosophe corrompu et épicurien, mais c’était seulement le premier impact d’une nouvelle philosophie sur une philosophie qui était en difficulté aprés la condamnation de Galilée. D’ailleurs, le rapprochement de Descartes et de l’atomisme antique est courant à l’époque, par exemple Pierre Bayle dans son Dictionnaire historique et critique, dans l’article ‘Démocrite’ écrit que ‘c’est encore Democrite qui a fourni aux Pyrrhoniens tout ce qu’ils ont dit contre le témoignage des sens; car outre qu’il avait accoutumé de dire que la Vérité était cachée au fond d’un puits, il soutenait qu’il n’y avait rien de réel que les atomes et le vide, et que tout le reste ne consistait qu’en opinion. C’est ce que les Cartésiens disent aujourd’hui touchant les qualités corporelles, la couleur, l’odeur, le son, le saveur, le chaud, le froid; ce ne sont, disent-ils, que des modifications de l’âme.’ Et comme pour Pierre Bayle, on peut se demander si Giuseppe Valletta, auteur d’une Lettre apologétique de défense de la philosophie moderne et de ses spécialistes (Lettera in difesa della moderna filosofia e de’ coltivatori di essa, 1791), a l’intention d’attirer l’attention sur les éléments de la physique atomiste – et pour Valletta la philosophie atomiste de Démocrite avait un origine Mosaïque – qu’on a cherché di christianiser en soulignant sur la foi chrétienne de Descartes, en opposition des théories impies, telles que le refus de l’immortalité de l’âme et l’éternité du monde, que Valletta assignait à la philosophie aristotélicienne.
Mais pour bien comprendre la première diffusion de la pensée de Descartes, avant tout chose il faut souligner que c’est le philosophe Tommaso Cornelio qui, les derniers mois de l’année 1649, a fait connaître a Naples beaucoup des œuvres des philosophes étrangers, pas seulement Descartes, mais aussi Francis Bacon et Pierre Gassendi et d’autres encore. Et à Naples les textes de Descartes sont étudié dans le cadre d’une querelle anti-péripatéticien et anti-scholastique, qui explore d’un point de vue critique la philosophie de la nature de la Renaissance, en se référant sans intermédiaire aux théories de Kepler, de Galilée, Gassendi, Bacon et Descartes, mais aussi à des auctoritates anciennes tels que Démocrite et Lucrèce, Platon, Pythagore et Epicure. Mais il faut encore souligner que pour gagner contre l’opposition des aristotéliciens dans le Royaume de Naples, la philosophie de Descartes et de ses companions doit démontrer sa supériorité dans la médécine.
En effet les questions epistémologiques et scientifiques soulevées par la médecine engagent Tommaso Cornelio et ses amis de l’Accademia degli investiganti, Leonardo Di Capua et Sebastiano Bartoli, et font gagner à l’Accademia une visibilité européenne dans l’an 1656, lorsque à Naples éclate une épidemie de peste. Cette pandémie marque un moment dramatique dans l’histoire de la ville: la médecine des savants fait l’expérience de son impuissance, tandis que la propagation devient irrésistible à cause de la paresse des autorités compétentes et l’ignorance des savants qui insistaient pour suivre les théories de Galien, contaminées avec des infiltrations astrologiques.

Largo Mercatello durante la peste a Napoli, 1656, par Micco Spadaro (Domenico Gargiulo) (c.1609-1610 – c.1675).
Et alors, Descartes n’est qu’un auteur, un philosophe, un savant, mais il se transforme en un symbole de la nouvelle philosophie, une nouvelle science que ne veut pas jurer sur les doctrines des anciens (nullius jurare in verba magistri) mais interroger la nature des choses. C’est la libertas philosophandi qui est le but des partisans de la philosophie cartésienne, c’est à dire de la philosophie moderne, et Giulia Belgioioso a suivi le parcours de Descartes à Naples en démontrant que ce n’est pas seulement la philosophie ou les œuvres de René Descartes mais aussi l’image différente du philosophe (La variata immagine di Descartes. Gli itinerari della metafisica tra Parigi e Napoli) qui est un emblème de la nouvelle science de la nature et, après l’épidémie du 1656, un modèle idéal pour les nouvelles recherches qui ont l’ambition de défaire l’émerveillement. Ettore Lojacono (Immagini di René Descartes nella cultura napoletana dal 1644 al 1755) écrit que cette ambition mêle la tradition aristotélicienne avec la pensée de Bacon et Descartes, selon lequel l’émerveillement est un motif de réflexion mais aussi le signe d’un état d’ignorance qui est dû surtout aux préjugés d’Aristote.
Gaetano Tremigliozzi et Giacinto Gimma, dans une petite œuvre écrite pour défendre Carlo Musitano et la médecine moderne contre la médecine de Galien (Nuova Staffetta da Parnaso circa gli affari della Medicina pubblicata dal sig. Gaetano Tremigliozzi e dirizzata all’illustrissima Accademia degli Spensierati di Rossano, in Francfort, 1700) rapprochent Descartes et Hippocrate tels que partisans de la science médicale face aux partisans de Galien; modernité philosophique n’est pas seulement suivre la philosophie cartésienne ou baconienne mais, comme beaucoup des Novateurs, adopter une stratégie rhétorique qui a pour but d’isoler le philosophe péripatéticien et le médecin sectateur de Galien, en utilisant l’héritage de la philosophie de Démocrite, Epicure et Hippocrate.
Les premières lumières de Descartes dans l’Italie du Sud étaient lumières d’un physician proche à la révolution scientifique mais elles sont surtout les lumières d’un philosophe qui n’est pas encore devenu le philosophe du Cogito. Et il faut attendre l’an 1755 pour la première traduction de Fortunato Bartolomeo De Felice du Discours de la méthode (Dissertazione del sig. Renato Des Cartes sul metodo di ben condurre la sua ragione e di cercare la verità nelle scienze), traduction presque inconnue et sur laquelle a attiré l’attention Ettore Lojacono, et encore dans cette traduction la métaphysique de Descartes n’a pas la première place, face à la querelle sur l’âme des bêtes: à savoir, la diffusion de la philosophie de Descartes dans le Royaume de Naples a été surtout une réflexion sur la science et la médécine de la modernité.
– Fabio A. Sulpizio