1. Moland avant Voltaire
Louis-Emile-Dieudonné Moland (1824-1899) ne fut nullement destiné à devenir le troisième volet de ce triptyque si bien connu des dix-huitiémistes: Kehl, Beuchot, Moland. Son père, descendant d’une famille de magistrats, juge au tribunal de Saint-Omer, entendait qu’il suive la même carrière. Ses études au lycée de Douai terminées, il monta donc à Paris pour y faire son Droit. Reçu licencié en août 1846, il prêta serment comme avocat à la Cour d’Appel de Paris (26 novembre 1846), fit même son stage … puis se désintéressa totalement de la carrière qu’on avait voulu lui imposer. L’attrait des recherches historiques et de la composition littéraire s’était avéré irrésistible.

Portrait de Louis Moland dans H. Carnoy, Dictionnaire biographique des hommes du Nord, I. Les contemporains (Paris, 1894), p.134. (Artiste inconnu)
De 1851 à 1862, il devait en fait se faire avantageusement connaître comme spécialiste … du Moyen Age (témoins, par exemple, Peuple et roi au XIIIe siècle, 1851; Nouvelles françaises en prose du XIIIe siècle, 1856; Nouvelles françaises en prose du XIVe siècle, 1858; Origines littéraires de la France, 1862). Fait digne de remarque: c’est l’illustre critique Sainte-Beuve qui, dès 1861, avait porté des jugements remarquables sur ses talents de critique dans l’introduction qu’il rédigea pour Les Poëtes français. Recueil des chefs-d’œuvre de la poésie française depuis les origines jusqu’à nos jours (Paris, Gide, 1861-1863, 4 vols). Confronté aux nombreuses notices que Moland avait rédigées pour les XIIe, XIIIe et XIVe siècles, il ne lésina pas sur ses louanges. Ayant évoqué ‘la plume docte et sûre de M. Moland’, il poursuit sur sa lancée en ajoutant: ‘Ses exposés précis, lumineux, sont plus que des notices: ce sont d’excellents chapitres d’une histoire littéraire qui est encore toute neuve’ (t.1, p.x). Quoique le médiéviste ait eu pour compagnons dans la confection de ce volume Anatole de Montaiglon et Charles d’Héricault, il est évident que Sainte-Beuve lui attribuait (avec raison) la part du lion. Voilà pourquoi le jugement suivant est particulièrement éloquent: ‘Il s’est créé depuis une douzaine d’années une jeune école d’érudits laborieux, appliqués, ardents, enthousiastes, qui se sont mis à fouiller, à défricher tous les cantons de notre ancienne littérature, à en creuser tous les replis, à rentrer jusque dans les portions les plus explorées et censées les plus connues, pour en extraire les moindres filons non encore exploités. Cette jeune école de travailleurs, plus épris de l’étude et de l’honneur que du profit, s’était groupée autour de l’estimable éditeur M. Jannet, dont la Bibliothèque elzévirienne restera comme un monument de cet effort de régénération littéraire érudite’ (p.x-xi).
Or, ce fut en 1862, malgré ce succès indéniable, que Moland décida de changer de cap, faisant publier chez Garnier Frères (1863) les deux premiers volumes des Œuvres complètes de Molière dans une nouvelle édition revue, annotée et précédée d’une introduction. C’est pour la deuxième fois que le public français assista à l’apparition d’un éditeur de textes talentueux. Entre-temps Sainte-Beuve n’avait pas changé d’avis. Séance tenante, dans ses Nouveaux Lundis, l’illustre critique détecta de nouveau chez lui, le lundi 13 juillet 1863, une originalité certaine doublée de talents et de qualités entièrement humains. Ecoutons-le: ‘Non content d’une large et riche Introduction, qui se poursuit et se renouvelle même en tête du second volume par une Etude sur la troupe de Molière, M. Moland fait précéder chaque comédie d’une Notice préliminaire, et il accompagne le texte de remarques de langue, de grammaire ou de goût, et de notes explicatives. Il s’est fait une règle fort sage, de ne jamais critiquer ni discuter les opinions des commentateurs qui l’ont précédé; cela irait trop loin: “Lorsqu’ils commettent des erreurs, dit-il, il suffit de les passer sous silence: lorsqu’ils ont bien exprimé une réflexion juste, nous nous en emparons.” Il s’en empare donc, mais en rapportant à chacun ce qui lui est dû. M. Moland est, en effet, le contraire de ces critiques dédaigneux qui incorporent et s’approprient sur le sujet qu’ils traitent tout ce qu’ils rencontrent et évitent de nommer leurs devanciers; qui affectent d’être de tout temps investis d’une science infuse et plénière, ne reconnaissant la devoir à personne […]. Lui, il ne s’arroge rien d’emblée; il est graduel pour ainsi dire, et laisse subsister les traces; il tient compte de tous ceux qui l’ont précédé et aidé; il les nomme, il les cite pour quelques phrases caractéristiques; il est plutôt trop indulgent pour quelques-uns. Enfin sa critique éclectique, au meilleur sens du mot, fait un choix dans tous les travaux antérieurs et y ajoute non seulement par la liaison qu’il établit entre eux, mais par des considérations justes et des aperçus fins qui ne sont qu’à lui’ (p.274-75). On y trouve déjà l’homme estimable qui, quatorze ans plus tard, se mettra à éditer Voltaire.
Mais évidemment, en 1863, son ‘apprentissage’ en tant qu’éditeur d’auteurs modernes n’est pas encore arrivé à son terme. Il a l’air d’ailleurs de se cantonner de préférence dans des époques qui ne sont pas celles des Lumières. En compagnie de Charles d’Héricault, il se lança dans une nouvelle aventure éditoriale avec La France guerrière, récits historiques d’après les chroniques et les mémoires de chaque siècle (1868, 1873, 1878, 1878-1885) mais où les éditeurs n’ont apparemment pas laissé leurs griffes. Le seul détail de l’Avant-propos, auquel il manque d’ailleurs une ou des signatures, et qui ait attiré mon attention, est le dédain – dédain typiquement Voltairien – réservé aux récits de bataille où foisonnent les vaines descriptions des mouvements de troupe et des détails d’une stratégie monotone. Exactement comme Voltaire ces deux auteurs, dont principalement peut-être Moland lui-même, adoptent une autre approche: ‘Il en est tout autrement, lorsqu’on voit les hommes dans l’action, avec les sentiments qui les animent, avec les mobiles et les passions qui les poussent, avec les formes successives que revêt, pour ainsi dire, l’héroïsme individuel ou collectif’ (p.ii).
Restant toujours bien loin du siècle de Voltaire, il s’était tourné en parallèle vers Brantôme dont il édita (1868) les Vies des dames illustres. Si l’introduction qu’il y signa (p.[i]-xxxviii) est frappée au coin de l’homme cultivé, versé dans l’histoire littéraire de France, nous ne pouvons réserver à ses notes explicatives, ou à son appareil critique, qu’un accueil moins positif: on y trouve un minimum d’éclaircissements de différentes sortes, parfois lapidaires et banales, moins souvent franchement utiles. Mais en gros l’impression qu’il nous laisse est celle d’une édition faite (peut-être selon les vœux des Frères Garnier), non pas pour des érudits, mais pour des honnêtes hommes. En somme, on dirait que – pour un critique capable de prestations beaucoup plus impressionnantes – cette édition représentait sans doute une commande qui ne l’intéressait que médiocrement. Par contre, il est évident que Moland redevenait pleinement lui-même quand il se trouvait à proximité du Moyen Age: ainsi son édition des Œuvres de Rabelais (1873, 2 vol.), qui avait mérité tous ses soins, est le comble de l’érudition: textes collationnés sur les éditions originales; vie de l’auteur d’après les documents les plus récemment découverts; le tout assorti de notes savantes.

Œuvres de Rabelais, éd. Moland, Le Quart Livre, illustration de Gustave Doré. (Bibliothèque nationale de France)
A la maison Garnier Frères, il est évident que Louis Moland était un collaborateur fort estimé. Précédant de peu son Rabelais, il avait entrepris une édition des Œuvres oratoires de Bossuet (1872, 4 vol.), la présentant au public comme une ‘nouvelle édition […] améliorée et enrichie à l’aide des travaux les plus récents sur Bossuet et ses ouvrages’. Et de préciser qu’il s’agissait d’une ‘édition purgée des erreurs graves et des altérations importantes qui y ont été signalées’ car ‘il s’agissait de concilier le respect plus profond du texte de l’auteur et la fidélité plus scrupuleuse qu’on réclame’. Si donc, la plupart du temps – quand l’auteur l’intéressait – Moland était capable d’adopter les mêmes scrupuleuses approches critiques, assorties d’introductions et de commentaires totalement appropriés aux genres dont il s’agissait (voir, par exemple, les Œuvres complètes de La Fontaine, 1872-1876, 7 vol.), il faut néanmoins reconnaître que d’autres auteurs semblent l’avoir intéressé beaucoup moins, ne méritant que le minimum d’attention. Obéissait-il à une certaine idée bien arrêtée quant à la valeur individuelle de toute une gamme de littérateurs français? Y aurait-il eu chez lui un ordre hiérarchique ou même un ordre de préférences individuelles? Ou obéissait-il tout bonnement à des consignes imposées intra muros? Ce qui m’a frappé, c’est la longueur quasi-invariable de ses notices, préfaces ou introductions dans les ouvrages suivants: Œuvres complètes de Beaumarchais (1874, xvi pages), Œuvres poétiques de Malherbe (1874, viii pages), Théâtre choisi de Marivaux (1875, viii pages), Théâtre de Regnard (1876, xvi pages). Les quatre ouvrages sont d’ailleurs remarquables par leur absence d’interventions éditoriales.
Malgré cette incertitude, toujours est-il que nous arrivons, grâce à un rapide survol de l’ensemble, à définir les caractéristiques de cet éditeur qui s’est vite fait une réputation enviable. Parlons de cette dernière: dès son apparition dans le monde des lettres, il mérita de la part d’Ernest Prarond (De Quelques écrivains nouveaux, Paris, 1852, p.123-30) un accueil chaleureux. En 1861 et puis en 1863, Sainte-Beuve, qui était difficile à contenter, n’avait pas été avare d’éloges sur ses talents de novateur et d’homme de goût. En 1865, à la mort de Joseph-Victor Le Clerc, la Maison Garnier Frères n’hésita pas à faire appel à ses compétences reconnues: ‘La mort de l’honorable savant nous a forcés de confier ce soin [celui de continuer la publication des Essais de Montaigne] à un autre collaborateur. Nous ne pouvions mieux nous adresser qu’à l’écrivain distingué dont le beau travail sur Molière a si bien démontré la compétence en matière de goût et de bonne érudition. M. Louis Moland a bien voulu, sur notre demande, accepter cette tâche’ (Avis des éditeurs, en tête du t.4, 1866). En 1873, la mort de l’académicien Saint-Marc Girardin voulut à son tour que les mêmes éditeurs aient songé à lui confier, dès le tome 3, la continuation de l’édition de Racine (tomes 3-8). Ce sont là des appréciations éloquentes qui trouvaient constamment écho dans la presse, que ce soit en France, en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis. Ce qui séduisait surtout ces publics cultivés, ce fut la nature exhaustive de son exégèse, sa volonté de proposer un texte de base irréprochable, de profiter des travaux de ses prédécesseurs sans jamais leur voler leur bien, sa volonté enfin de combler des carences et de mettre à profit les découvertes les plus récentes. Ainsi armé, Moland était tout indiqué pour éditer les Œuvres complètes de Voltaire que la Maison Garnier Frères songeait à faire paraître dès 1877.
– John Renwick, Professeur émérite, University of Edinburgh
La suite, ‘Moland et Voltaire’, sera publiée dans ce blog en avril.