En 1753, Voltaire, à la suite de différents événements désagréables, quitte le royaume de Prusse où il avait été appelé par le roi Frédéric II. Voltaire est alors âgé de 59 ans, il a déjà une vie riche derrière lui, ponctuée de multiples expériences, de beaucoup de publications et de très nombreuses rencontres. Il hésite sur la direction à prendre. Il sait qu’il n’est pas le bienvenu en France où il sera surveillé et censuré. Il devra vivre loin de Paris ce qui ne l’enchante guère. L’Angleterre est un séjour exotique, et si l’île offre de nombreux avantages, elle n’est pas dominée par la culture française. Pire, les hostilités se font de plus en plus précises entre la France et l’Angleterre, les deux nations cherchant à étendre leur commerce et leur domination coloniale. Voltaire a alors l’idée de se tourner vers un petit pays à la fois indépendant, mais suffisamment proche des grands centres de culture: la Suisse et ses satellites, dont Genève. Voltaire décide de se fixer d’abord à Lausanne et ensuite dans la cité de Calvin. Grâce à l’intermédiaire de Jean-Robert Tronchin, Voltaire loue une propriété à Saint-Jean qui deviendra les ‘Délices’.

A Lausanne, avec sa cathédrale gothique et son château où siègent les baillis bernois, c’est grâce à l’intervention de Georges François de Giez, jeune banquier, qu’il peut louer la propriété de Montriond à l’entrée de la ville (voir François Jacob, Voltaire, Paris, 2015, p.193). ‘Les Délices seront pour l’été, Montriond pour l’hiver’ (Voltaire à Clavel de Brenles, 10 février [1755], D6150).
Voltaire adhère ou feint d’adhérer à l’image idyllique que les visiteurs européens diffusent de la Suisse. Il loue, dans l’Epître de l’auteur, en arrivant dans sa terre près du lac de Genève, en mars 1755, ses mœurs républicaines, la douceur de son climat, la beauté du Lac Léman que l’on peut contempler depuis les coteaux lausannois:
‘On n’y méprise point les travaux nécessaires;
Les états sont égaux, et les hommes sont frères.
Liberté, liberté, ton trône est en ces lieux.
La Grèce où tu naquis, t’a pour jamais perdue.’
Mais contrairement à d’autres visiteurs européens, Voltaire ne se contente pas d’admirer l’austérité des mœurs suisses. Il souhaite répandre la passion du théâtre. Il dirige différentes pièces au théâtre de Mon-Repos. La noblesse lausannoise y accourt soit pour jouer sur scène soit pour assister aux représentations en public averti. La famille Constant s’illustre dans cette activité, David Louis Constant d’Hermenches deviendra l’âme des activités théâtrales de Lausanne après le départ de Voltaire pour Genève.
Voltaire applaudit ces succès qu’il s’empresse de rapporter à ses amis parisiens, plaçant les Lausannois sur un pied d’égalité avec les Français: ‘On ne se douterait pas, monsieur, qu’un théâtre établi à Lausanne, des acteurs peut-être supérieurs aux comédiens de Paris, enfin une pièce nouvelle, des spectateurs pleins d’esprit, de connaissances et de lumières, en un mot tous les soins qu’entraînent de tels plaisirs, m’ont empêché de vous écrire plus tôt’ (à Jean Lévesque de Burigny, 20 mars [1757], D7207). Les Parisiens font semblant d’être dupes.
Pourtant des voix s’élèvent pour dénoncer la pratique de la comédie, amusement qui nous paraît aujourd’hui bien innocent, et les arguments des détracteurs sont puisés dans la tradition républicaine. On se rappelle que Platon dans La République dénonce les artistes et les arts en général. Cette accusation vaut certes pour les beaux-arts, mais en Suisse elle touche également le théâtre, car sa pratique par les gens de la bonne société démontre leur oisiveté et leur luxe. Or les auteurs républicains, d’Aristote à Machiavel et de Platon à Rousseau n’eurent de cesse de condamner leurs effets socialement pernicieux et moralement corrupteurs.
Dans l’Aristide ou le Citoyen, journal lausannois paru de 1766 à 1767, un étranger de marque, le Prince Louis-Eugène de Wurtemberg, reproche à la comédie de ‘flatter le goût général’ et non de le ‘redresser’. Quant au général vaudois Warnery, celui-ci écrit que ‘le luxe, la délicatesse et la dépravation des mœurs ont fait des progrès en Suisse avec la Poésie’ (Remarques sur l’Essai général de tactique de Guibert, Varsovie, 1782, p.59-60).
Au dix-huitième siècle, dans les républiques helvétiques, ces arguments sont très répandus. Les spectacles avaient été interdits à Genève par une ordonnance datant de 1617 (cette interdiction avait été renouvelée en 1732 et en 1739). Le théâtre se voyait reprocher de détourner l’intérêt des individus des affaires de la cité. Dans la Lettre à D’Alembert sur les spectacles (1758), J.-J. Rousseau s’inquiète également de l’arrivée des spectacles à Genève. Il oppose à l’intérieur des salles de théâtre, où chacun s’amuse individuellement en imagination, l’activité sociale des cercles de Genève où les hommes peuvent se retrouver pour discuter, écouter des conférences, boire et se divertir. Pour Rousseau, les cercles sont le terreau de la vie citoyenne, l’antichambre d’où partent les compagnies bourgeoises qui défilent en ville et en assurent la sécurité aux temps troublés. Pour Voltaire au contraire, le théâtre aide à policer les mœurs, il ‘dégrossit’ les rustres suisses. De plus, le théâtre est une activité où les deux sexes se mêlent, ce qui pour Voltaire est un gage de galanterie et de politesse. Pour Rousseau ce mélange corrupteur des deux sexes, qui ‘dénature’ proprement leurs qualités intrinsèques est signe d’une décadence civique et morale. Une société ‘molle et efféminée’ ne pourra résister efficacement aux envahisseurs étrangers. Curieusement, Voltaire et Rousseau se retrouvent sur le terrain de la culture: Voltaire souhaite que le théâtre transforme les Lausannois et les Genevois en Français alors que Rousseau lutte contre cette altération culturelle par crainte d’une détérioration de patriotisme.
Déplacé à Genève, aux Délices, dès 1755, Voltaire se rapproche de ses éditeurs Gabriel et Philibert Cramer, mais aussi d’une scène plus brillante et d’un public dont la réputation européenne est excellente.
Là il se retrouve toutefois confronté aux mêmes contrariétés qu’à Lausanne. L’idéologie républicaine est très forte parmi les bourgeois, en particulier dans le groupe de ceux qui s’opposent aux décisions des Conseils restreints dominés par un ensemble de vieilles familles. Cependant là aussi, Voltaire croit au rôle civilisateur du théâtre, les bons spectacles poliront le reste de sauvagerie que les Genevois conservent. D’où l’intrigante remarque de l’article ‘Genève’ de l’Encyclopédie, rédigé par D’Alembert, mais soufflé par Voltaire: associer ‘à la sagesse de Lacédémone la politesse d’Athènes’. Les travaux de Rahul Markovits qui documentent les réactions genevoises à l’introduction des théâtres dans la ville – constructions éphémères accompagnant l’arrivée des médiateurs français lors de chaque grande crise politique et sociale – montrent que toutes les couches de la société étaient séduites par les spectacles. Les chefs du parti bourgeois (communément appelés Représentants, à cause des ‘pétitions’ qu’ils adressaient aux Conseils restreints assurant le gouvernement) ont beau dénoncer l’effet pernicieux provoqué par les spectacles, le peuple en général s’y rendait malgré tout.
Dans la Lettre à D’Alembert sur les spectacles, les idées de J.-J. Rousseau reflètent ou sont similaires à celles des Représentants de Genève, dont un des chefs de file est Jacques-François Deluc. Horloger dans la cité de Calvin, De Luc cultive les valeurs républicaines. Il pense que la ‘pureté’ des mœurs genevoises est le résultat des ‘Lois’ et des ‘usages’ d’un petit Etat dont les habitants n’ont pas été ‘dégradés’ par les rapports d’argent et la bassesse qui règne dans les grandes villes, où le fort opprime le faible. Les Remarques sur le paragraphe de l’article Genève, dans l’Encyclopédie, qui traite de la comédie et des comédiens datent du 26 avril 1758 et ont été écrites en parallèle à la Lettre à D’Alembert. Pour Rousseau, la comédie induit la diffusion des mœurs de Paris dans les villes rurales ou à la campagne, ce qui se heurte cependant à l’incapacité anthropologique des individus à adopter d’autres mœurs et d’autres manières de sentir: ‘Les habitants de Paris qui croient aller à la campagne, n’y vont point; ils portent Paris avec eux’ (La Nouvelle Héloïse in Œuvres complètes, Paris, 1961, p.602).

Le déisme représente un autre point de divergence entre Voltaire et les bourgeois, citoyens de Genève. C’est sans doute le point de divergence le plus important et celui qui oblige Voltaire à quitter la ‘parvulissime’ république, comme il l’appelle, pour Ferney. On l’oublie facilement, mais la Lettre à D’Alembert est aussi une défense de la sincérité des pasteurs de Genève accusés de socinianisme dans l’article ‘Genève’ de l’Encyclopédie. Par la suite cependant, Rousseau se distancie de l’opinion des pasteurs genevois: les Lettres écrites de la montagne (1764) portent trace de ces tensions. Mais dès La Nouvelle Héloïse, Rousseau tentait de concilier ses doutes sur la nature de la foi chrétienne dans une grande synthèse embrassant le monde rural, la mystique, la vertu civique et l’utopie. Il peut paraître étrange que Rousseau, critique violent du théâtre, s’abandonne à l’écriture et à la publication d’un vaste roman dès son installation à l’Ermitage en 1756, alors qu’il souhaitait consacrer son temps à ses institutions politiques et à d’autres ouvrages qu’il considérait sérieux. Mais si l’aspect social du théâtre le rebute, il conçoit la littérature épistolaire comme une grande communion dialogique où les différents points de vue coexistent et se tolèrent. Plus qu’une intrigue avec des personnages ridicules, le roman permet de construire progressivement une psychologie, de montrer des personnages dynamiques qui évoluent avec leurs doutes et leurs fêlures. Cette leçon littéraire de Rousseau, les Suisses – qui jusqu’alors s’étaient méfiés de la littérature fictionnelle, car mensongère et non-vertueuse – la retiennent et l’enrichissent.
Le roman Confidence philosophique (1ère édition en 1771) du pasteur Jacob Vernes offre un espace littéraire où contre-attaquer les thèses de Voltaire sur la religion et les mondanités. Dans ce roman épistolaire à thèse, Jacob Vernes, pourtant ami de l’auteur de Candide, fait du Voltaire à rebours. Il use des mêmes armes rhétoriques que les philosophes et il tourne en ironie les critiques contre la religion exposant le grand vide ontologique qu’elles laissent. La correspondance qui continua entre les deux hommes ne laisse pas penser que Voltaire ait pris ombrage des procédés narratologiques du pasteur genevois. Cependant ceux-ci illustrent de nouveau les tensions politiques et religieuses qui existeront toujours entre Voltaire et les élites suisses et genevoises. Là où Voltaire critique la religion au nom de la liberté en dénonçant la superstition, les seconds défendent le protestantisme en insistant sur son cadre moral et sa philosophie pratique réconfortante. D’un point de vue politique, là où Voltaire valorise la force législatrice et culturelle d’un grand roi, capable de guider son pays dans une direction nouvelle et progressiste, les élites suisses défendent l’austérité républicaine, mais aussi l’esprit de simplicité et d’égalité qui doit présider aux décisions collectives.
L’apport de mon livre, Rêves de citoyens, dans cette querelle à la fois esthétique, littéraire, politique et religieuse est d’avoir mis en évidence que les Suisses, sans délaisser le théâtre, vont utiliser d’autres médias fictionnels pour exprimer leurs idéaux républicains. La Nouvelle Héloïse est le détonateur qui amorce une série de récits sentimentaux qui explorent les facettes d’un idéal-type républicain (au sens wébérien), c’est-à-dire une utopie. Si à l’époque des Lumières, les écrivains suisses délaissent le genre de l’utopie littéraire, ils trempent leur plume romanesque dans un utopisme assumé. Grâce aux travaux de Bronislaw Baczko, nous savons que le dix-huitième siècle est une époque ‘chaude’ de l’imaginaire utopique. L’esprit de réformes, radical ou non, s’empare des sociétés d’Ancien Régime. En rédigeant La Nouvelle Héloïse, Jean-Jacques Rousseau se dote d’un espace littéraire qui offre à son imaginaire républicain une riche gamme de possibilités. Ainsi Rousseau reconstruit grâce à la lettre sur le Valais les sources idéales d’un républicanisme supposé naturel comme il représente dans la microsociété de Clarens, animée par Julie, les diverses interrogations qui assaillent quotidiennement citoyens et citoyennes. Quel cadre offrir à la morale politique et religieuse? Comment exploiter un domaine qui assure à la fois une certaine aisance familiale, qui permette que les terres soient bien cultivées et qui fournisse aux environs des emplois nécessaires à la préservation des individus dans les campagnes en leur évitant de rejoindre les villes corruptrices? Comment former l’esprit des citoyens pour que ceux-ci soient sensibles aux inégalités sociales et au respect des formes démocratiques? De même, comment rendre l’homme suffisamment sensible pour que dans le ‘tableau de la nature’ il perçoive et respecte l’œuvre du créateur? Ces questions, que les personnages du roman de Rousseau discutent longuement, avec des opinions contradictoires, sont reprises par les romans sentimentaux helvétiques, qui les explorent à leur tour. Il n’y a pas d’opposition frontale dans ces textes à la pratique du théâtre; au contraire dans le roman fleuve (en 7 volumes!) de Samuel Constant de Rebecque, Laure ou lettres de quelques femmes de suisse, les personnages s’amusent à monter et à jouer une pièce; cependant la tonalité du discours romanesque reflète un éthos républicain équivalent à celui qu’Albrecht von Haller peint dans Les Alpes ou que Jean-Jacques Rousseau, avec ses Montagnons du Jura, dessine dans la Lettre à D’Alembert.
Dans la deuxième moitié du dix-huitième siècle, le roman sentimental chemine avec l’utopie littéraire, il exploite, par exemple, la narration en tableaux, comme Louis-Sébastien Mercier dans L’An 2440. Rêve s’il en fut jamais (1771) et dans Le Tableau de Paris (1772). Comme les utopistes, les romanciers sentimentaux font l’éloge de la simplicité, de la transparence et de la vertu civique. Dans l’utopie, la religion naturelle fusionne avec la sensibilité: l’homme est bon par nature et de sages lois peuvent le rendre meilleur; la tonalité est la même dans les romans sentimentaux. Dans les textes utopiques, malgré leur communisme à la fois social et économique, les femmes allaitent et les législateurs valorisent leur supposée pudeur naturelle pour mieux leur assigner un rôle inférieur. Rares sont les femmes qui participent au gouvernement dans les sociétés utopiques. Dès La Nouvelle Héloïse, Julie se plaint que Saint-Preux adresse les ‘réflexions graves et judicieuses’ à Milord Edouard et qu’il l’entretienne de sujets plus légers comme l’opéra ou les femmes françaises, mais elle se cantonne elle-même dans un rôle secondaire: ‘J’avoue que la politique n’est guère du ressort des femmes’ (p.305).
Animés par un éthos républicain classique, les romans sentimentaux helvétiques investissent un espace littéraire similaire à celui occupé par les utopies en France. Cette perspective romanesque permet également de représenter des citoyens en action, ce qui concilie les exigences patriarcales héritées du protestantisme avec les courants civiques et intellectuels des Lumières. Quant au théâtre, si celui-ci connaît un succès croissant, à Lausanne comme à Genève, ses effets de propagande et son impérialisme français sont observés avec suspicion. Les caractéristiques nuisibles du théâtre nourrissent la création d’une identité républicaine que les romans sentimentaux contribuent à définir et à élaborer.
– Helder Mendes Baiao