Pourtant serviteurs fidèles de la plume du philosophe depuis l’installation de ce dernier à Genève en 1754 et jusqu’à l’édition dite ‘encadrée’ de 1775, Gabriel et (dans une moindre mesure puisqu’il quitte la librairie en 1762) Philibert Cramer nous sont relativement peu connus. D’ailleurs, ce que l’on sait d’eux provient essentiellement des innombrables billets, corrections et plaintes en tout genre que leur adresse Voltaire. Tantôt paresseux, tantôt dissipés, voire parfois un peu filous, ils se montreraient, en général, incapables de satisfaire les exigences de Voltaire en matière d’impression de ses ouvrages. Asymétrique, incomplète, et en partie tournée pour dérouter les lois de censure, cette seule correspondance ne permet pourtant pas d’apprécier à sa juste valeur la collaboration entre Voltaire et ses imprimeurs-libraires genevois, ni de se rendre compte de ce qu’est la maison Cramer à Genève et dans l’Europe du livre au XVIIIe siècle.
Premièrement, focaliser l’histoire de la librairie Cramer sur ses seules années voltairiennes, aussi florissantes fussent-elles, ne conduit-il pas à négliger ce que Voltaire doit à ses librairies, et donc à minimiser l’importance de la maison Cramer avant Voltaire? Deuxièmement, tant par sa durée que par sa qualité – après tout, les Cramer font partie du cercle de Voltaire pendant plus de vingt ans – celle-ci ne peut se réduire à un rapport de force compliqué entre un auteur tyrannique et ses imprimeurs paresseux. Au contraire, n’évoque-t-elle pas jusqu’à une forme de connivence entre les deux parties? Troisièmement, c’est surtout par sa nature que la relation entre Voltaire et les Cramer doit être reconsidérée. En misant l’essentiel de leur activité sur la plume d’un seul auteur, aussi célèbre et productif soit-il, n’ont-ils pas fait œuvre de pionniers et anticipé le modèle éditorial des siècles suivants? Ce sont ces questions qu’aborde l’ouvrage De l’encre aux Lumières, récemment paru aux éditions Slatkine.
Si la librairie Cramer nous est connue, c’est certes d’abord, grâce à Voltaire. Pourtant, Gabriel et Philibert Cramer sont les héritiers d’une maison solidement ancrée à Genève, issue d’une famille protestante présente dans la cité de Calvin depuis 1634, date de l’arrivée de leur ancêtre Jean-Ulrich Cramer. C’est d’ailleurs ce dernier qui, après avoir été reçu bourgeois en 1668, dirige son fils cadet Jean-Antoine (1655-1725) vers un apprentissage d’imprimeur-libraire auprès de la célèbre maison Chouet. Aussi étonnant qu’il puisse paraître, ce choix rappelle l’importance grandissante de l’industrie du livre à Genève, à partir du XVIIe siècle. La cité de Calvin, qui repose sur un territoire étroit, indépendant politiquement, protégé géographiquement des grandes puissances, se nourrit cependant de son commerce avec l’extérieur, notamment via le Rhône. Terre d’accueil de nombreux protestants en exil durant les XVIe et XVIIe siècles, Genève se spécialise dans l’industrie de la draperie, de l’orfèvrerie, de l’horlogerie, ainsi que, plus tardivement, de la librairie. Commerce ouvert sur l’Europe, la librairie contribue à la circulation des savoirs et des capitaux à partir de Genève, favorisant l’enrichissement de la cité-République; en retour, la censure y est modérée par rapport aux pays voisins. Les libraires peuvent même gravir les échelons de la très hiérarchisée société genevoise, tout en fournissant l’Europe en livres parfois interdits ailleurs. Ils étendent, dans le même temps, leur réseau vers des marchés toujours plus éloignés. Ainsi Jean-Antoine n’arrête-t-il pas son apprentissage au métier d’homme de plombs: son statut est bien celui d’un marchand, et sa carrière le conduit à sillonner les foires de livres de toute l’Europe.
C’est sans doute dès cette époque que se construit l’impressionnant réseau de correspondants européens de la future librairie Cramer, dont témoigne encore aujourd’hui le ‘Grand Livre’ conservé aux Archives d’Etat de Genève. Jean-Antoine Cramer ne tarde pas, de son côté, à se rendre indispensable auprès de son maître Léonard Chouet (164?-1691), qui en fait même son associé en 1680 pour fonder l’enseigne ‘Léonard Chouet et Cie’. A la mort de Chouet, Cramer s’associe à Philibert Perachon (1667-1738) pour racheter le fonds de son ancien maître et faire prospérer la maison: pour cela, il fait notamment évoluer le catalogue, publiant moins d’ouvrages de théologie réformée, contre davantage d’ouvrages de droit, de médecine, de chimie ou d’anatomie. Malgré des temps difficiles, notamment au tournant des XVIIe et XVIIIe siècle, le succès est au rendez-vous et voit l’entreprise quitter les Rues Basses pour la fameuses Grande Rue de Genève.
A la mort de Jean-Antoine en 1725, c’est à son fils Guillaume-Philibert (1693-1737) que revient la tâche de reprendre le commerce, toujours avec Perachon. Epoux depuis peu de Jeanne-Louise de Tournes, elle aussi issue d’une importante famille de libraires genevo-lyonnaise, et héritier du fonds de Chouet et des contacts noués par son père, il dispose d’atouts solides à Genève et à l’étranger pour rendre son commerce incontournable. Son décès jeune, auquel s’ajoute une année après celui plus attendu de Philibert Perachon, accélère la transition vers l’ère de Gabriel et Philibert Cramer. Les deux fils de Guillaume-Philibert sont trop jeunes pour diriger l’entreprise. Ils sont d’abord placés sous la tutelle de leur mère, laquelle cède une part de l’entreprise aux frères Claude et Antoine Philibert le temps que ses fils accomplissent leur apprentissage et atteignent la majorité. La Société ‘Héritier Cramer et frères Philibert’ est créée en 1738. Elle devient ‘Frères Cramer et Claude Philibert’ en 1748, puis, enfin, ‘Frères Cramer’ en 1753. Durant ces quinze années, Gabriel Cramer fait évoluer son catalogue: en plus des classiques édités déjà du temps de son grand-père – comme les Opera Omnia de Cicéron – et de la littérature scientifique et religieuse en latin, à destination surtout des jésuites d’Espagne, on commence à trouver sous ses presses des livres en français, et même, dès 1749, un Zadig placé au milieu d’une Bibliothèque de campagne.
Dresser, même succinctement, le parcours de la famille Cramer dans la librairie genevoise jusqu’à ce premier rendez-vous avec Voltaire, permet déjà de rappeler que, au moment où ils adressent une première lettre à l’auteur de Zadig, le 15 avril 1754 (D5575), Gabriel et Philibert ne se présentent pas en victime expiatoire. C’est autant leur connaissance du marché du livre que leur ascendance qui leur donnent des arguments pour tenir tête au patriarche. Imprimeurs-libraires avisés, au bénéfice d’un savoir-faire reconnu, bien ancré dans le tissu local, et disposant d’un solide réseau de diffusion dans l’Europe du livre du XVIIIe siècle, ils offrent en outre exactement ce que cherchait Voltaire après son échec à Potsdam: une presse à portée de main, à proximité de la France, habile à déjouer les autorités politiques et religieuses. Les Cramer trouvent de leur côté en Voltaire un auteur à la fois sulfureux, prolifique et célèbre, qui assure la prospérité de la maison. Bien plus, ce dernier développe avec Gabriel – qui se fait appeler ‘Caro’, ‘Frère’, ‘Prince’ ou ‘gros’ selon les humeurs de Voltaire – une véritable familiarité, nourrie par une passion commune pour le théâtre et les mondanités. L’un et l’autre maîtrisent parfaitement les rouages propres aux mondes du livre sous l’Ancien Régime et s’entendent à tirer les ficelles utiles au bon déploiement des activités de la presse. C’est à l’aune de cette relation particulière que se dévoile un rapport, inédit pour l’époque, entre un auteur et celui qui agit comme un véritable éditeur, au sens commercial du terme.
Cette approche de la relation Cramer-Voltaire par le biais de l’histoire du livre permet de reconsidérer les forces en présence. Elle permet également de nuancer le récit de la fin de l’aventure éditoriale entre Voltaire et ses imprimeurs-libraires genevois. Souvent pensée comme la conséquence de la supposée paresse de l’‘éditeur’ ou de l’insatisfaction de l’auteur, ce récit gagne en consistance si on la replace dans la perspective de histoire de la librairie sous l’Ancien Régime. Il faut ainsi prendre en considération celui qui en est aussi un des principaux protagonistes: Charles-Joseph Panckoucke, libraire lillois, dont le but est de redonner à la librairie française la place qui lui revient dans un marché jusque-là dirigé par les presses clandestines étrangères. Force montante de la librairie en France depuis les années 1760, il s’immisce progressivement entre Cramer et Voltaire à partir des années 1770, au sein de deux collaborations importantes: une édition in-4o des œuvres de Voltaire qu’il subtilise à Cramer et un projet (avorté) de réédition de l’Encyclopédie entament en effet leur relation. Parfaitement décrit par Suzanne Tucoo-Chala, ces épisodes contribuent à éloigner Cramer de ses activités voltairiennes; le poussent à s’endetter fortement, en papier, mais aussi en presses destinées à imprimer les planches en taille douce; le conduisent à révéler à Panckoucke son réseau de diffusion. Fragilisé, Cramer a-t-il encore les ressources pour lutter avec Panckoucke? Sans compter que la perspective d’une dernière édition publiée en France paraît aussi séduire un Voltaire alors âgé et soucieux de sa postérité littéraire, et joue indubitablement en faveur du lillois lorsque celui-ci vient, accompagné de Decroix, proposer un nouveau plan de ses œuvres complètes. C’est symboliquement sur la dernière édition publiée par Cramer, l’édition dite ‘encadrée’, que Voltaire corrige les textes destinés désormais à Panckoucke.
En devenant les imprimeurs-libraires attitrés de Voltaire, les frères Cramer ont renouvelé la façon d’envisager le métier d’imprimeur-libraires. En misant presque toute leur activité sur un seul auteur, ils ont su s’appuyer sur un savoir faire et un réseau solidement ancré pour révolutionner le métier pratiqué par leurs ancêtres. Mais n’ont-ils pas dans le même temps contribué à façonner le modèle de l’éditeur qui s’implante, dès la fin du siècle, de façon plus aboutie, avec Panckoucke? Leur histoire s’achève bien là où commence L’autre histoire de l’édition française présentée par Jean-Yves Mollier, et qui conduit des débuts de Panckoucke à l’avènement des grandes maisons du XIXe siècle.
– Nicolas Morel