Dans le cadre d’une exposition sur Voltaire s’est tenu un colloque, ‘Voltaire et les Lumières au Québec, histoire ancienne ou nécessité présente?’, les 7 et 8 avril 2022. L’exposition intitulée ‘Voltaire: sa vie, sa plume, son influence au Québec’, mettant en valeur la collection Jacqueline Lambert-David, au Centre d’archives Mgr-Antoine-Racine du 27 janvier au 23 juin 2022, représentait en effet le prétexte idéal pour réunir les chercheuses et les chercheurs autour d’enjeux philosophiques, politiques, artistiques, religieux et historiques, passés et présents. Nous présentons ici l’exposition, puis le colloque.
Une exposition exceptionnelle
L’exposition d’une sélection de manuscrits de la collection Jacqueline Lambert-David marque l’aboutissement de la première phase d’un projet mené conjointement par l’Université de Sherbrooke et la Voltaire Foundation de l’Université d’Oxford visant la numérisation et la mise en ligne de l’entièreté de cette collection de manuscrits voltairiens. La collection a été numérisée par les soins de la doctorante en histoire de l’Université de Sherbrooke Sonia Blouin. La Voltaire Foundation, de son côté, œuvre actuellement à la mise en ligne de la collection dans un avenir rapproché.
Cette collection fut en grande partie constituée entre 1848 et 1890 par les arrières-grands-parents et les grands-parents de Jacqueline Lambert-David, alors propriétaires du château de Ferney, l’ancienne demeure de Voltaire. Elle s’est considérablement enrichie dans les années 1950 par cette dernière grâce à de nouvelles acquisitions. Constituée surtout de copies de lettres, de poèmes et de manuscrits divers de Voltaire, la collection comprend notamment quelques inédits et 56 lettres autographes de Voltaire publiées entre 1953 et 1965 par Theodore Besterman dans la première édition de son Voltaire’s Correspondence.
Préparée par le Professeur Peter Southam, le Professeur Pierre Hébert et la commissaire invitée Chloë Southam, l’exposition ‘Voltaire: sa vie, sa plume, son influence au Québec’ permet de découvrir une soixantaine de documents de la collection Jacqueline Lambert-David, à laquelle s’ajoutent des écrits québécois sur Voltaire témoignant de son influence au Québec, de même que des périodiques ayant fait l’objet de censure en raison de leurs idées voltairiennes.
Deux journées de colloque pour cerner l’influence de Voltaire au Québec
En 1945, l’historien Marcel Trudel signait un ouvrage qui fait date: L’Influence de Voltaire au Canada. Depuis ce temps, aucune étude d’envergure n’avait revisité cette question; tel était le but du colloque ‘Voltaire et les Lumières au Québec: histoire ancienne ou nécessité présente?’, organisé par les professeurs Pierre Hébert (U. de Sherbrooke), Bernard Andrès (U. du Québec à Montréal) et Nicholas Dion (U. de Sherbrooke). Ces échanges ont pris place dans le cadre des 61e journées scientifiques de l’Association québécoise pour l’étude de l’imprimé (AQEI) les 7 et 8 avril 2022 au Centre d’archives Mgr-Antoine-Racine ainsi qu’au Séminaire de Sherbrooke.
Micheline Cambron, professeure émérite de l’Université de Montréal, a ouvert la première journée en abordant ‘L’Ingénu de Voltaire. Lieux communs et mise en récit d’une quête épistémologique’. Scrutant minutieusement les modalités d’énonciation des lieux communs, elle a montré que les idées farfelues présentées comme du ‘déjà su’ apportent peu au conte; en revanche, par leur accumulation, le lecteur est amené à être attentif au caractère fallacieux d’une prémisse. En somme, la leçon de L’Ingénu mettrait en cause l’indécision devant laquelle on est placé devant les lieux communs.
Dans une communication ayant pour titre ‘Les épigones québécois de Voltaire et leur influence sur le développement actuel d’une culture laïque francophone au Québec’, Jacques G. Ruelland a présenté le parcours intellectuel des quatre ‘philosophes’ québécois du XVIIIe siècle associés aux idées des Lumières: Fleury Mesplet, Pierre du Calvet, Valentin Jautard et Pierre de Sales Laterrière. Ruelland a mis en lumière l’anticléricalisme déiste de ces quatre figures qui ont multiplié les démêlés avec les autorités en promouvant la culture laïque à l’époque de la Révolution française.
La présentation suivante, de Sébastien Drouin (U. de Toronto), a abordé l’‘Antiphilosophie et antivoltairianisme chez Joseph-Octave Plessis et Ignace Bourget’. Drouin a couplé l’analyse du contenu des bibliothèques de Mgrs Plessis (liste inédite) et de Bourget avec des extraits des écrits de ceux-ci, afin de faire apparaître les racines antiphilosophiques et antivoltairianistes de l’ultramontanisme au XIXe siècle québécois.
Joël Castonguay-Bélanger (U. de la Colombie-Britannique) a quant à lui traqué ‘Le centenaire de Voltaire dans la presse canadienne’. Contrairement au constat de Marcel Trudel selon lequel l’événement de 1878 serait passé inaperçu, le centenaire a fait couler beaucoup d’encre à partir de 1876, polarisant le discours de la presse entre voltairianistes et antivoltairianistes.
Hans-Jürgen Lüsebrink (U. des Saarlandes, Allemagne), dans ‘Libéralisme radical, laïcité et héritage des Lumières au Québec à la fin du XIXe siècle – le rôle précurseur de Paul-Marc Sauvalle et d’Aristide Filiatreault, journalistes et intellectuels’, a révélé l’alliance improbable entre un journaliste distingué, orateur important et très présent dans les cercles sociaux (Sauvalle, 1857-1920) et un typographe effacé (Filiatreault, 1851-1913) qui animait des revues satiriques, en raison de leur goût commun pour la polémique. Tous deux ont fondé Canada-Revue, qualifiée de ‘journal huguenot’ par ses détracteurs – le clergé et la presse conservatrice – et censurée en 1892. D’après Lüsebrink, ce ‘libéralisme radical’ met cause la place dominante de l’Eglise dans la société québécoise en général et dans l’éducation en particulier (l’éducation au féminin est un combat corollaire).
Par la suite, Bernard Andrès (U. du Québec à Montréal) a présenté ‘Honoré Beaugrand (1846-1906) et l’émancipation maçonnique du Québec’. En 1873, Honoré Beaugrand rejoint la loge maçonnique King Philip à Fall River et déclare dans son journal son appartenance forte à la franc-maçonnerie. Beaugrand est le premier Canadien français à clamer haut et fort sa qualité de franc-maçon libéral. Ce libre-penseur participe notamment à la fondation de la loge montréalaise L’Emancipation (1895-1911), dont les valeurs sont issues des Lumières. Au Québec, l’absolue liberté de conscience qui fonde la franc-maçonnerie conduira aussi à l’émancipation graduelle de l’ultramontanisme, d’après Andrès.
Julien Vallières (Laboratoire d’analyse des discours et récits collectifs, U. McGill) a clos la journée en dépliant ‘L’influence de Rousseau au Canada [par] l’examen du discours de réception à Montréal (1900-1920)’. Vallières a souhaité vérifier de quelle manière le philosophe a influencé les acteurs de la vie culturelle au Québec. Entre autres, ses analyses révèlent que Rousseau est enseigné à l’Université Laval de Montréal dès 1901 ; qu’Etienne Parent s’inspire librement du penseur dans ‘Les rêveries d’un fumeur solitaire’ (1910) rédigées dans son journal de collège ; et que Les Confessions sont une lecture de jeunesse déterminante pour Claude-Henri Grignon, romancier et polémiste majeur des années 1930.
Lors de la seconde journée, les questions liées à la censure, à la laïcité et à la tolérance ont été au cœur des discussions. La première séance a eu pour point de départ l’écoute d’une émission de Radio-Collège diffusée en 1948. Dans ‘La vie et l’œuvre de Voltaire’, Raymond Tanghe s’entretient avec le révérend père Ernest Gagnon, jésuite, professeur à la Faculté des lettres de l’Université de Montréal, et Jean-Marie Laurence, professeur de littérature à l’Ecole normale de Montréal. Les deux invités condamnent l’épicurisme, l’égocentrisme et l’esprit étriqué de Voltaire, et ce, en s’appuyant vraisemblablement sur leur connaissance des morceaux choisis plutôt que des œuvres intégrales.
Marc André Bernier (U. du Québec à Trois-Rivières) a ensuite présenté la communication intitulée ‘Histoire-science et art du récit chez Marcel Trudel’. Son étude fine de L’Influence de Voltaire au Canada de Trudel a mis au jour certains paradoxes entre la démarche scientifique de l’historien et sa rhétorique, qui tient surtout de l’apologétique. Déterminé à mesurer le ‘volume du courant voltairien au Canada’, Trudel s’est donné pour mission d’établir des faits précis, ce qu’il peine à faire puisqu’une métaphore longuement filée de l’inondation tient lieu d’hypothèse de recherche. Autrement dit, la démarche scientifique de Trudel lui permet d’exposer sa thèse, tous les faits montrant que Voltaire a été ‘notre seul maître’, mais la conclusion reste étrangère à tous ces faits pour donner une explication apologétique: le Canada aurait été sauvé miraculeusement des ‘eaux’ voltairiennes par le clergé.
La communication suivante a permis justement d’éprouver cette hypothèse. Pierre Hébert (U. de Sherbrooke) a prononcé la communication ‘Une censure en crise: le Voltaire “post-Trudel”, 1945-1960’. Est-ce que le discours sur Voltaire peut être conçu comme une trace d’un signifié plus grand sur la censure dans ces années? Hébert a répondu à cette question grâce à un dépouillement systématique de la revue mensuelle Lectures et du quotidien Le Devoir durant les années 1945-1960. L’antivoltairianisme des années 1940 s’efface graduellement dans les pages du Devoir, contrairement à Lectures, revue catholique. A partir des années 1950, Voltaire occupe une place sans complexe dans les pages de ce journal plus indépendant. En quinze ans se serait opérée une fissuration notable, précédant l’effondrement complet du régime censorial clérical des lettres au Québec.
A la suite de Hébert, Charlène Deharbe et Hervé Guay (U. du Québec à Trois-Rivières) ont présenté une communication ayant pour titre ‘Voltaire sur les planches: l’adaptation théâtrale de Candide par Antoine Laprise’. S’intéressant à l’actualisation du roman voltairien par le Théâtre du sous-marin jaune à la fin de la décennie 1990, Deharbe et Guay ont montré que ce théâtre de marionnettes a permis une appropriation par le plus grand nombre d’une œuvre classique sur le mode ludique, un dialogue avec le non-spécialiste. Plus encore, cette lecture actualisante rendrait l’ironie plus tangible.
La dernière séance a tiré les fils de l’étoffe voltairienne jusqu’à nos jours. Nova Doyon (Cégep de Saint-Laurent) a abordé ‘La question de la liberté académique et des nouvelles sensibilités’. Comment présenter Candide au cégep (au Québec, une institution d’enseignement supérieur préuniversitaire) à l’heure des contraintes entourant la liberté académique? La conclusion ouverte de Doyon suggérait que Candide a encore beaucoup de choses à apprendre aux étudiantes et étudiants, mais qu’il est nécessaire d’être à l’écoute de leurs sensibilités. A cet égard, il est intéressant de noter que l’œuvre est suspecte aujourd’hui (esclavage, violences à caractère sexuel) pour des raisons bien différentes de jadis (anticléricalisme, libre pensée, pessimisme).
Le colloque s’est terminé par un regard d’ensemble d’Yvan Lamonde (U. McGill). Dans ‘La marche à la laïcité au Québec (1837-2022)’, Lamonde a montré que l’éducation a été un vecteur déterminant pour la laïcité au Québec depuis les Rébellions des Patriotes (1837-1838). En 1837, l’Eglise se met dans une position de médiation entre l’Eglise protestante et l’Etat (laïque). Le loyalisme du clergé est bénéfique à ce dernier, puisque les autorités britanniques placent l’éducation des francophones sous la responsabilité des confessions religieuses à partir de 1845. La suite de l’histoire consiste en une séparation progressive de l’Eglise et de l’Etat. Lamonde a retracé ainsi quelques jalons marquants de l’histoire de la laïcité jusqu’à nos jours, en suivant le fil rouge de l’éducation.
La liberté de pensée a été interrogée de diverses manières par la communauté scientifique rassemblée à Sherbrooke lors de ce colloque ‘Voltaire et les Lumières au Québec: histoire ancienne ou nécessité présente?’; l’exposition ‘Voltaire: sa vie, sa plume, son influence au Québec’, qui se tiendra jusqu’au 23 juin, invite à des réflexions semblables.
– Karol’Ann Boivin et Pierre Hébert
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