Première partie
La Bibliothèque de l’Arsenal est depuis 1934 rattachée à la Bibliothèque nationale de France, dont elle est aujourd’hui l’un des départements au centre de Paris. Le cœur de ses collections anciennes est constitué de la bibliothèque d’Antoine-René de Voyer d’Argenson, marquis de Paulmy (1722-1787), installée dans l’hôtel du grand-maître de l’artillerie depuis 1757 et qu’elle n’a plus quitté depuis.
Fils de René-Louis de Voyer, deuxième marquis d’Argenson (1694-1757), ministre des affaires étrangères de 1744 à 1747, Paulmy est aussi le neveu de Marc-Pierre de Voyer, comte d’Argenson (1696-1764), qui exerça les fonctions de lieutenant général de police de Paris (en 1720 puis de 1722 à 1724) et de secrétaire d’Etat à la guerre (de 1743 à 1757). Proche de son oncle, qu’il seconda puis remplaça brièvement après sa disgrâce, le marquis de Paulmy poursuivit quelques années une carrière d’ambassadeur qu’il abandonna définitivement en 1768 pour consacrer l’essentiel de son temps et de sa fortune à enrichir sa bibliothèque, ainsi qu’à des travaux bibliographiques et littéraires.[1]
Les longues relations de Voltaire avec la famille d’Argenson ont permis que se retrouvent à l’Arsenal quelques documents importants le concernant. S’ils sont loin d’être inconnus des spécialistes de Voltaire qui les ont signalés dans les éditions des Œuvres complètes ou dans différents travaux, il n’est pas inintéressant de les présenter en tant qu’ensemble, si l’on peut employer ce terme pour des documents d’origines aussi diverses.
Voltaire et la famille d’Argenson
Les plus anciens documents concernant Voltaire conservés par la bibliothèque de l’Arsenal figurent dans les Archives de la Bastille, confiées à la bibliothèque peu après la démolition de la prison en 1789. On y trouve le dossier de prisonnier du jeune Arouet, détenu à la Bastille de mai 1717 à avril 1718 pour des vers injurieux envers le Régent, comprenant son interrogatoire (Ms-10633 fols 455r et suiv.), signé du lieutenant général de police Marc-René de Voyer de Paulmy, premier marquis d’Argenson (1652-1721), grand-père du marquis de Paulmy et une lettre (Ms-10633 fol. 460) de son amie de Hollande, Olympe Dunoyer (D14), qu’il devait porter sur lui au moment de son arrestation. Comme un clin d’œil de l’histoire, ces témoins de la jeunesse de Voltaire voisinent aujourd’hui avec ses œuvres, réunies dans la collection du marquis de Paulmy, petit-fils du marquis d’Argenson.
S’il ne semble pas que Voltaire et Paulmy aient entretenu une véritable correspondance, on sait cependant qu’ils se sont rencontrés pendant l’été 1755.[2] Il arrive aussi que Voltaire évoque Paulmy auprès de ses correspondants, leur demandant de le saluer de sa part, ou prenant de ses nouvelles par l’intermédiaire de son voisin à l’Arsenal, Nicolas Claude Thieriot.[3]
Les liens de Voltaire sont plus documentés avec les frères d’Argenson, qui sont de la même génération que lui. Avant de croiser leur père, le lieutenant général de police, à la Bastille, Voltaire fut en effet leur condisciple au collège Louis-le-Grand. Les relations amicales et plus ou moins intéressées de Voltaire avec ‘la Bête’ et ‘la Chèvre’[4] ont fait l’objet de plusieurs études auxquelles on pourra se reporter.[5] Elles expliquent en partie la présence dans la collection de l’Arsenal de quelques pièces significatives ayant trait à Voltaire et à son œuvre: des manuscrits, mais aussi des ouvrages imprimés portant des corrections manuscrites, auxquels ont parfois été jointes les lettres de l’écrivain qui accompagnaient l’envoi du volume.
L’œuvre de Voltaire à l’Arsenal: exemplaires remarquables
Manuscrits
Ms-2755: Supplément aux œuvres de théâtrede M. de Voltaire (Samson, Eriphile, Adélaïde du Guesclin, Les Frères ennemis)
Relié aux armes du marquis d’Argenson. C’est à ces copies que le marquis d’Argenson se réfère dans ses Notices sur les œuvres de théâtre (Ms-3448 à 3455)[6] pour rendre compte de pièces de Voltaire qui n’avaient pas encore été imprimées à l’époque. Le recueil est également signalé avec sa provenance par le marquis de Paulmy dans le catalogue de sa bibliothèque (Ms-6287, fol. 391).
Ms-4773: Histoire de la guerre dernière, 1752:[7] ce manuscrit, œuvre de Voltaire historiographe du Roi, fut envoyé au comte d’Argenson, ministre de la guerre. Les remarques du marquis de Paulmy ont été reliées en tête du manuscrit. Le texte en fut publié à Paris sans l’assentiment de Voltaire en 1755 à partir d’une autre copie, et l’édition fut tout d’abord interdite par le directeur de la Librairie.

Ms-3160: Candide ou l’optismime [sic]: la bibliothèque de l’Arsenal conserve la seule version manuscrite complète du conte, de la main de Wagnière, avec des annotations de Voltaire, mais c’est au duc de La Vallière et non aux d’Argenson que Voltaire fit parvenir ces feuillets, quelques mois avant de donner son conte à imprimer à Cramer en 1759.Sa reliure modeste et le peu d’intérêt qu’on portait à l’époque aux manuscrits d’auteurs explique sans doute qu’il n’ait pas été retenu par le libraire Guillaume Debure pour figurer au catalogue de la première partie de la vente posthume de la collection du duc en 1783. Aussi est-il passé dans celle du marquis de Paulmy, lorsqu’il fit l’acquisition en bloc en 1786 de la dernière partie de la bibliothèque de La Vallière. Pourtant décrit au catalogue des manuscrits de la bibliothèque de l’Arsenal dès 1887, ce manuscrit n’a véritablement été étudié par les spécialistes de Voltaire qu’à partir de 1957.[8]
Enfin, un lot important de 500 lettres de Voltaire à divers correspondants est venu enrichir la collection au XIXe siècle. (Ms-7567-7571),[9] suivi de plusieurs lettres de Grimm à Wagnière au sujet de la vente de la bibliothèque de Voltaire (Ms-9312),[10] preuve de la considération que les bibliothécaires de l’époque accordaient au lien de l’Arsenal avec Voltaire.
Ouvrages imprimés
Le premier volume gardant trace d’un envoi de Voltaire au comte d’Argenson est un exemplaire des Elémens de la philosophie de Newton, 1738 (Réserve 8-S-6556). Le volume a probablement été envoyé relié.
On identifie d’autres ouvrages envoyés par Voltaire grâce aux corrections qu’ils comportent:

4 volumes de l’édition Ledet / Desbordes, 1738-1739 (Œ38), sur grand papier, envoyés au marquis d’Argenson (Ars. Réserve 8-BL-34043 [1-4]); le premier tome porte un ‘ex-dono authoris’ et est enrichi d’une lettre de Voltaire au marquis d’Argenson (Bruxelles, 21 mai 1740. D2210): ‘Les fautes des éditeurs se trouvoient en fort grand nombre avec les miennes. J’ay corrigé tout ce que j’ai pû…’
Un autre exemplaire de cette édition, également corrigé, fut envoyé au duc de La Vallière (Ars. Réserve 8-BL-34042): il est entré dans la collection de Paulmy par l’achat en bloc de 1786 déjà évoqué. Le décor de sa reliure ne ressemble pas à ceux que le duc faisait réaliser pour sa bibliothèque; il a probablement reçu l’exemplaire déjà relié. Les corrections qu’il porte ne sont guère différentes de celles qui figurent sur les volumes du marquis d’Argenson, au point qu’on a parfois confondu les deux exemplaires.
Un troisième exemplaire de cette même édition (Ars. 8-BL-34041), lui aussi sur grand papier, est sans correction, si ce n’est que la table de l’Essai sur la poésie épique est barrée et accompagnée de cette remarque manuscrite: ‘Fautive d’un bout à l’autre, mais on peut s’en passer’. Il est relié en maroquin citron et porte les armes de la famille d’Argenson au dos. Sans doute l’exemplaire a-t-il appartenu au comte d’Argenson, sans avoir été envoyé par l’auteur.
Terminons ce petit panorama des éditions des Œuvres en signalant l’exemplaire (Ars. 8-BL-34045 [1-4]) (édition d’Amsterdam [Rouen], 1740 ou Œ40), relié de maroquin rouge et portant au dos les armes du comte d’Argenson, qui ne semble pas, jusqu’ici, avoir retenu l’attention. Il contient, comme les exemplaires de La Vallière et du marquis d’Argenson, de nombreuses corrections, mais surtout, il est enrichi, au tome IV, de 14 feuillets manuscrits insérés entre les pages 136 et 137, qui comprennent quatre textes imprimés postérieurement: Sur l’histoire (texte pour lequel OCV 28B ne cite aucun manuscrit), Sur les contradictions du monde (plus complet que BnF Ms NAF 2778, fols 199-200, cité par OCV 28B), Du déisme, et Du fanatisme.
A côté de ces exemplaires corrigés, la collection de Paulmy se distingue par quelques éditions d’œuvres isolées de Voltaire, qui ont appartenu au comte d’Argenson et auxquelles sont joints des lettres du philosophe, ou des commentaires de personnalités proches du ministre. Le tableau ci-dessous permet de les présenter synthétiquement.
Les envois de Voltaire au comte d’Argenson semblent cesser en 1756, leur correspondance en 1757:[11] cette même année, le comte tombe en disgrâce et est exilé au château des Ormes, où il meurt en 1764. Aléas de la conservation? À moins qu’il ne faille en déduire que Voltaire n’a entretenu ses relations avec le comte que tant qu’il pouvait lui être utile à la Cour?
– Nadine Férey-Pfalzgraf, Conservatrice du fonds ancien de la Bibliothèque de l’Arsenal (BnF)

La seconde partie de ce blog sera mise en ligne le jeudi prochain (01/09/2022).
[1] Pour une présentation plus détaillée du bibliophile et de sa bibliothèque, voir Martine Lefèvre, ‘La bibliothèque du marquis de Paulmy’, in Histoire des bibliothèques françaises, 2. Les Bibliothèques sous l’Ancien Régime (1530-1789), Paris, Promodis – Ed. du Cercle de la librairie, 1988, pp. 303‑315 et Eve Netchine, ‘Le marquis de Paulmy et la construction d’une bibliothèque comme œuvre’, in La famille d’Argenson et les arts, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019, p. 855.
[2] Lettre de Voltaire à Jean Robert Tronchin, 12 juillet 1755 (D6337).
[3] D8634 par exemple.
[4] Lettre de Voltaire à M. de Cideville, 9 février 1757 (D7152).
[5] Voir notamment:
– Didier Masseau, ‘Argenson, Marc-Pierre de Voyer, comte d’’ et ‘Argenson, René-Louis de Voyer, marquis d’’ in Inventaire Voltaire, Paris: Gallimard (coll. ‘Quarto’), 1995, pp. 88-89.
– Yves Combeau, Le comte d’Argenson (1696-1764): ministre de Louis XV, Paris, Ecole des chartes (coll. ‘Mémoires et documents de l’École des chartes’, ISSN 1158-6060; 55), 1999, pp. 10-11.
– Andrew Jainchill, ‘An unpublished letter from the marquis d’Argenson to Voltaire (1 May 1739, D1998a)’, Revue Voltaire, XIV, 2014, pp. 199‑213, qui donne la liste des 103 lettres échangées entre Voltaire et le marquis.
– Jean-Denis d’Argenson, ‘Voltaire et les frères d’Argenson’, in: Journées d’histoire du château des Ormes, 2017, pp. 21‑52.
[6] René-Louis de Voyer marquis d’Argenson, Notices sur les œuvres de théâtre, publ. par H. Lagrave, Genève: Institut et musée Voltaire les Délices (coll. « Studies on Voltaire and the eighteenth century », 42-43), 1966. 2 vol.
[7] Le manuscrit fut édité par Jacques Maurens, chez Garnier en 1971 puis dans les OCV 29C, 2020.
[8] Ira O. Wade, ‘A manuscript of Voltaire’s Candide’, Proceedings of the American Philosophical Society, 101, 1, 1957, pp. 93-106.
[9] Ce lot semble avoir été acquis à la vente de la collection d’autographes d’A.-P. Dubrunfaut de 1884.
[10] Publiées dans Jean-Louis Wagnière ou Les deux morts de Voltaire, présentation et notes de Christophe Paillard; préface de Michel Delon, Saint-Malo: Éd. Cristel, 2005.
[11] La dernière lettre conservée du comte d’Argenson à Voltaire (6 janvier 1757) relate l’attentat de Damiens (D7114).