La nièce musicienne : Marie-Louise Denis et la boîte de Pandore

Portrait de Marie-Louise Denis, vers 1737, par sa sœur Marie-Élisabeth de Dompierre de Fontaine (MAH Musée d’art et d’histoire, Ville de Genève. Don de Marc-Samuel Constant de Rebecque, 1830).

« Ma chère Canente veut-elle bien m’envoyer son monologue ? » (20 mars 1741, lettre 58). En assimilant, sur un ton badin, Marie-Louise Denis à la nymphe Canente, qui doit chez Ovide son nom à sa voix mélodieuse, Voltaire insiste sur ses qualités de musicienne. Car si les lettres inédites de Voltaire à sa « chère nièce », parues chez Classiques Garnier, éclairent d’un jour nouveau la figure de Marie-Louise Denis, c’est entre autres en contribuant à rendre justice à son talent artistique – de claveciniste, de chanteuse, voire de compositrice –, auquel Voltaire a fait appel pour une œuvre dont le destin fut tourmenté : son opéra Pandore. Le monologue en question est en effet une scène du troisième acte de Pandore dont Voltaire confie la mise en musique à sa nièce, non sans topos d’humilité : « voulez-vous en attendant vous amuser à faire de la bonne musique sur ces paroles médiocres de Pandore ? » (lettre 45). Que nous apprennent ces lettres jusqu’alors inconnues sur la collaboration de l’oncle et de la nièce, du dramaturge et de la musicienne, sur un sujet à la fois aussi rebattu et aussi investi pour Voltaire d’enjeux philosophiques que celui de la boîte de Pandore ?

Une version primitive du monologue de Pandore, « À peine j’ai goûté l’aurore de la vie », dans la lettre de Voltaire à Marie-Louise Denis du 20 août 1740 (Paris, BnF : NAF 27363, f.80r / Gallica). La musique que Marie-Louise Denis aurait composée n’est pas parvenue jusqu’à nous.

Parmi les compositeurs auxquels Voltaire songe lorsqu’il entreprend de « courtiser avec succès une fois dans sa vie la muse de l’Opéra » (D2180), le premier n’est autre que Rameau – avec lequel il entretient des relations complexes. Voltaire avait écouté en septembre 1739, deux mois avant sa création au Théâtre du Palais-Royal, la tragédie lyrique Dardanus, qu’il tenait pour un « chef-d’œuvre de Rameau » (lettre 24). Néanmoins, la collaboration tourne court et Voltaire confie le 18 octobre 1740 : « Rameau m’abandonne, il y a là quelque intrigue dont je m’embarrasse peu » (lettre 49). Entre-temps, c’est à sa nièce, âgée de vingt-huit ans, qu’il propose de mettre en musique le monologue de Pandore qui a pour incipit : « À peine j’ai goûté l’aurore de la vie ». La lettre du 20 août 1740 (lettre 45), dont nous reproduisons ici un extrait, comporte ainsi une première version du monologue d’autant plus instructive qu’elle diffère sensiblement de celle qui sera imprimée.

Or, Voltaire ne tarde pas à attendre de sa nièce davantage qu’un simple monologue : il l’encourage à adapter l’ensemble du second acte (lettre 67). Il en vient même à projeter de lui confier l’ensemble de l’opéra : « ma chère nièce, vous embellissez donc cette Pandore et votre monologue m’avait déjà donné très grande opinion de vous. Je ne désespère pas que vous ne fassiez tout l’opéra si votre second acte vous plaît » (lettre 68). Pourtant, ce projet qui aurait permis à l’oncle et à la nièce d’« avoir à eux deux la musique, les vers, la prose, l’algèbre » (ibid.) ne voit pas le jour. Quelques années plus tard, il est question que Louise Dupin (dont l’important ouvrage Sur les femmes vient d’être édité) « orne de quelques croches » cette Pandore, que Voltaire appelle parfois son Prométhée (D2698). Il faudra cependant attendre 1748 pour que la pièce soit imprimée, et elle ne sera, malgré de nombreuses tentatives jusque dans les derniers jours de Voltaire, jamais représentée. Comme le résume Raymond Trousson : « Pandore devait tourmenter Voltaire pendant près de quarante ans. Peu d’œuvres secondaires ont, assurément, à ce point préoccupé leur auteur » (OCV, t.18C, p.332).

Nicolas Régnier, Pandore, 1626 (CC0 Staatsgalerie Stuttgart).

Dans les lettres à Marie-Louise Denis dont on doit la redécouverte au travail pionnier de Frédéric Deloffre et Jacqueline Hellegouarc’h, la figure de Pandore est prétexte à de nombreux mots d’esprit. Voltaire se plaît à gratifier sa nièce de l’apostrophe « ma chère Pandore » (lettre 68, lettre 80). Surtout, il multiplie les allusions badines au récit d’Hésiode, en inversant dispersion des biens et dispersion des maux : « tous les maux ne seront pas sortis de la boîte, et il en sera échappé des plaisirs si vous me faites mon monologue » (lettre 54) ; « bonjour ma petite Pandore, ce ne sont pas les maux qui sortent de votre boîte, mais mettez dans cette boîte-là l’espérance de nous revoir » (lettre 76). Enfin, Voltaire met spirituellement en balance les activités musicales de Marie-Louise Denis avec les cours d’algèbre qui lui sont au même moment dispensés : « ma chère enfant vous augmentez mon goût pour les arts et s’il se peut mon amitié pour vous en faisant de si belle musique, de la même main qui calcule des xx » (lettre 59). C’est qu’il s’agit, en creux, de comparaison entre Marie-Louise Denis et l’autre grande figure féminine de cette correspondance, « notre Minerve Mme du Châtelet » (lettre 4), femme de sciences – et elle-même bonne musicienne – sur laquelle ces lettres fournissent des détails biographiques nouveaux.

Est-ce à dire que Pandore n’est jamais que le prétexte à des plaisanteries galantes où l’on sent poindre, derrière la tendresse avunculaire, des sentiments d’une autre nature ? Ce serait en réalité oublier le rôle du mythe de Pandore dans la polémique anti-chrétienne de Voltaire. Car s’il se réfère volontiers à son opéra sous le titre de Prométhée, il le nomme aussi parfois Le Péché originel, et n’hésite pas à le présenter comme « un opéra philosophique qui devrait être joué devant Bayle et Diderot : il s’agit de l’origine du mal moral et du mal physique » (D12966). C’est que le mythe de Pandore vaut comme une alternative païenne au dogme du péché originel, et ce dès les Lettres philosophiques (vingt-cinquième lettre, §1), dont on trouve de discrets échos dans nos lettres à Marie-Louise Denis, lorsque Voltaire ironise sur Pascal (lettre 4) et célèbre Locke (lettre 7, lettre 12). Comme le souligne Béatrice Ferrier, « Pandore revêt un sens polémique au-delà du sens métaphysique ». Telles sont les raisons pour lesquelles Voltaire n’aura cessé de rouvrir et de refermer la boîte à musique de Pandore.

– Nicolas Fréry

Les Lettres inédites à Marie-Louise Denis (1737-1744) : Voltaire et sa chère nièce, éditées par Nicholas Cronk, Frédéric Deloffre, Nicolas Fréry et Jacqueline Hellegouarc’h, viennent de paraître chez Classiques Garnier.

The Enlightenment Video Club

The Enlightenment Video Club is an interdisciplinary online reading group for anyone interested in the ideas, culture, and history of eighteenth-century Europe. We discuss cutting-edge work across the field of Enlightenment studies, broadly construed. The reading group is friendly, casual, and frequently digressive in the best possible sense. As well as discussing the text itself, we use it as a jumping-off point for discussions ranging across all aspects of the eighteenth century – and sometimes beyond.

We invite speakers across all career stages, from doctoral candidates to professors emeriti. Past speakers have had backgrounds in history, philosophy, economics, political science, and language and literature studies. Participation is open to anyone with a scholarly interest in the Enlightenment and we hope that all who do join will take an active role in discussions.  Our aim is to foster a convivial and collaborative environment in which the latest work and issues in the field can be discussed from a variety of perspectives.

The Video Club began life as an in-person reading group at the Lichtenberg-Kolleg Institute for Advanced Study in Göttingen. A small, interdisciplinary group of scholars would meet every few weeks to drink coffee and discuss work-in-progress, new publications, and even primary sources. With the onset of the pandemic in 2020, the reading group moved online.

The benefits of meeting face-to-face are undoubtable, but there are also advantages to online events. Most importantly, they facilitate scholarly communication across geographical and other boundaries. The Video Club offers one way for scholars to stay in touch and engage with current research regardless of where they live. The organizers are based in Oxford (Ingrid Schreiber), Helsinki (Ere Nokkala), Mainz (Morgan Golf-French), and Berlin (Martin Gierl). Regular participants join from as far away as Brazil, Singapore, and the USA and include Dorinda Outram, Anthony La Vopa, and Alexandre Mendes Cunha, among others.

The programme for the current term (Spring 2023) can be found here: http://www.voltaire.ox.ac.uk/news-item/enlightenment-video-club/

Meetings take place via BigBlueButton  – a free and easy to use browser-based app. There are two series per year, each consisting of eight sessions taking place on alternate Thursdays at 16:00 (CET). About a week before each session one of the organizers circulates a recent publication or work-in-progress from a guest scholar who also joins the discussion. A typical session has 10-15 participants and lasts between an hour and a half and two hours. Please contact Morgan Golf-French at zcraf48@ucl.ac.uk for joining details or with any questions. We hope to hear from you soon!

Morgan Golf-French, Ingrid Schreiber, Martin Gierl, and Ere Nokkala.

Rousseau au travail

Dans l’atelier de Jean-Jacques Rousseau. Genèse et interprétation, c’est d’abord le choix d’un point de vue – adopté dans la nouvelle collection « Dans l’atelier de… » aux éditions Hermann – : celui d’entrer dans une œuvre depuis l’espace de travail de l’écrivain au milieu de ses manuscrits. Chez un auteur comme Rousseau, autant dire tout de suite qu’il s’agit d’une invitation au voyage.

Récit de l’atelier et métier de l’écrivain
Nathalie Ferrand, Dans l’atelier de Jean-Jacques Rousseau.

Pour faire entrer les lecteurs dans l’espace de travail de Rousseau, le premier chapitre commence par l’observer tel qu’il s’est lui-même raconté quand il se plaçait face à une page blanche. On traverse ainsi une série de lieux d’écriture les plus divers – chambres d’hôtel, lazaret à Gênes, « donjon » de Montmorency, « laboratoire » de Môtiers… –, qui, mis bout à bout, forment ce que j’ai appelé un « récit de l’atelier », à considérer comme une première trace documentaire pour cerner l’image de l’écrivain dans laquelle Rousseau se projette, et comme une rêverie quasi bachelardienne sur les espaces de l’écriture. Dans cette visite ambulante et guidée par l’auteur lui-même d’un atelier de travail polymorphe, se révèlent sa conception et sa pratique du métier d’écrivain au XVIIIe siècle, sont mises en situation ses valeurs, ses aspirations, parfois ses hantises vis-à-vis d’une destinée qu’il finit par vivre comme une douloureuse fatalité, au point que dans les dernières années son écriture entre quasiment en clandestinité.

Un legs imposant et éclaté

Quelle est l’ampleur du corpus des manuscrits de travail de Rousseau ? On peut l’estimer à environ 17 000 pages autographes (ch.2, p.62) qui, rappelons-le, ne sont qu’une partie des manuscrits issus de sa main (lettres et minutes de sa correspondance, notes de secrétaire prises pour ceux qu’il sert, copies de textes ou d’œuvres musicales qu’il réalise en tant que copiste pour gagner sa vie…). En tout cas, c’est beaucoup si l’on considère qu’à l’époque la conservation des ébauches était loin d’être une habitude, et si l’on tient compte de la vie accidentée de l’auteur. Parmi ces papiers, se trouvent des premiers jets tracés hâtivement au crayon, des mises au net remaniées mais aussi, à l’autre bout de la chaîne, plusieurs manuscrits pour l’imprimeur préparés par Rousseau lui-même et qu’il retravaille encore et encore, jusqu’au seuil de la publication. Ceux-ci sont exceptionnels, car ils étaient en général détruits après l’impression. Parmi eux, figure celui de la Lettre à D’Alembert qui vient d’être acquis par la Fondation Bodmer à Cologny et ainsi rendu aux chercheurs du monde entier.

Manuscrit autographe de la Lettre à D’Alembert envoyé à M.-M. Rey pour l’impression en 1758, avec des corrections de l’auteur dans le texte (ajouts marginaux et biffures). Le feuillet inséré qui contient le texte d’une note ajoutée n’est pas de la main de Rousseau. (Avec l’aimable autorisation de la Fondation Bodmer, Genève.)
Lecture génétique d’un chef-d’œuvre : Julie, ou La Nouvelle Héloïse

Après un tour d’horizon concernant la situation la plus actuelle des manuscrits pour les principales œuvres de Rousseau, sans oublier le cas fascinant de la Correspondance avec ses nombreux brouillons encore conservés, le chapitre suivant se consacre à une œuvre en particulier, son roman épistolaire La Nouvelle Héloïse, dont on peut suivre la genèse en disposant sur une table imaginaire son impressionnant dossier génétique enfin (numériquement) rassemblé – sept mille pages, avec quelques versions inconnues de certains passages. Tandis que l’œuvre s’étoffe et se transforme au fil de ses rédactions, une poétique romanesque en acte émerge du fouillis des réécritures, l’écrivain juge son travail avec ses notes de régie et suggère les normes qui le guident, les phases créatives deviennent repérables et interprétables.

Page avec note de régie dans un brouillon de La Nouvelle Héloïse (Lettre 18 de la IIIe partie ; Paris, BnF : NAF 28006, f.12r / Gallica).

On considère souvent que Rousseau est un écrivain de la spontanéité, du sentiment, de l’effusion, un auteur qui pratiquerait une forme d’écriture instinctive. Il faut réviser ce point de vue : il est plutôt un écrivain du repentir, de la retouche corrective, du contrôle de soi, de la maîtrise. Et c’est aussi un écrivain autodictate qui joue, d’une manière géniale, avec cette culture qui ne lui était pas donnée au départ. L’un des mécanismes les plus frappants de son invention littéraire tient à ce jeu, à ces ancrages référencés qu’il construit au fil du travail de l’écriture avec un immense patrimoine littéraire et philosophique. Dans La Nouvelle Héloïse, on le voit ajouter au fil de la rédaction toute une série d’allusions lettrées, à la poésie italienne par exemple (des citations qui ne sont jamais ornementales mais profondément pensées). Au seuil de la publication, il décide d’ajouter dans le manuscrit pour l’imprimeur la mention explicite, en note de bas de page, de deux romanciers de son temps, S. Richardson et Mme Riccoboni, ce qui inscrit l’œuvre dans son époque littéraire et en avoue encore davantage l’appartenance générique. L’étude des brouillons donne également à comprendre l’invention du système des noms et pseudonymes (St. Preux, Héloïse) qui innerve la structure symbolique et pulsionnelle du roman.

Les bibliothèques du promeneur solitaire

Il vaut vraiment la peine de s’intéresser à la bibliothèque de Rousseau et d’en ouvrir les quelques volumes aujourd’hui connus, si l’on veut réellement comprendre quel laboratoire de l’écriture ses livres ont pu constituer pour lui. Cet aspect, qui est l’objet du dernier chapitre, n’a jusqu’à présent été que peu étudié. Or comme Voltaire, Rousseau fut un « marginaliste » écrivant dans les livres ; mais différemment de lui, il a périodiquement vendu ses bibliothèques, de sorte qu’aujourd’hui il n’y a pas un endroit où ils seraient tous rassemblés. La vente la plus significative se fit à Londres, au début de l’année 1767, avant qu’il ne quitte l’Angleterre. L’échange de lettres entre Rousseau et ses amis britanniques qui eut lieu alors nous fait comprendre à quoi ressemblaient ses livres après être passés entre ses mains (beaucoup étaient autographés) ; il révèle aussi le type d’intérêt que les contemporains pouvaient avoir pour les bibliothèques d’écrivains, dès le milieu du siècle des Lumières – Diderot avait vendu la sienne à Catherine II deux ans auparavant. Parmi les mille volumes de la bibliothèque « anglaise » de Rousseau qui fut achetée en grande partie par Vincent Louis Dutens – huguenot installé à Londres, futur membre de la Société royale de Londres et historiographe du roi d’Angleterre –, certains se trouvent encore en Angleterre. C’est le cas des Œuvres de Platon aujourd’hui à la British Library ou de l’édition partielle des Lettres écrites de la campagne de J.-R. Tronchin qui est à la Bodleian Library à Oxford, dans laquelle Rousseau rédige les premiers jets de ses Lettres écrites de la montagne, l’un de ses derniers textes publiés. En revanche, le volume des Essais de Montaigne annoté par Rousseau aujourd’hui à Cambridge a connu une autre trajectoire, car ce volume faisait partie de la petite collection de livres que Rousseau avait gardé auprès de lui jusqu’au moment de sa mort à Ermenonville. Parmi les autres auteurs de son panthéon littéraire, son exemplaire commenté de De l’esprit d’Helvétius aujourd’hui à la BnF à Paris est d’autant plus intéressant que de leur côté Diderot et Voltaire ont eux aussi annoté le leur, et qu’on peut comparer leur manière de s’approprier depuis ses marges un texte si important.

Exemplaire de De l’esprit (Paris, Durand, 1758) d’Helvétius commenté par Rousseau (Paris, BnF : RES-R-895, p.79 / Gallica).

Chez Rousseau, la note marginale s’adapte au texte sur lequel elle se greffe et varie fortement d’une œuvre à l’autre, non pas seulement du point de vue du contenu mais dans sa forme et son style. Il n’annote pas Montaigne comme il annote Platon, Helvétius ou même Voltaire (dont on découvrira que Rousseau l’a annoté deux fois). Le rapport de Rousseau marginaliste à ses livres montre à quel point il s’engage dans sa lecture et peut se transformer lui-même dans la profondeur du dialogue qu’il établit avec l’auteur lu. Mais surtout au cours de sa lecture active, il lui arrive de déposer des états préparatoires de ses propres œuvres, comme cette esquisse jusqu’à présent ignorée d’une lettre de La Nouvelle Héloïse inscrite au crayon sur une page de garde des Œuvres de Platon. Elle peut rejoindre désormais le dossier génétique de ce roman (son analyse est au ch.3, p.160-65).

Ainsi il est possible de mieux cerner le profil d’écrivain-lecteur de Rousseau et ses méthodes de travail quand sa plume ou son crayon court non plus sur une feuille vierge mais sur la page imprimée d’un livre ouvert. La connaissance de ses usages de la bibliothèque donne maintenant une nouvelle dimension à celle de ses pratiques de créateur.

– Nathalie Ferrand

Les œuvres inédites du vitrier Jacques-Louis Ménétra

Les Lumières minuscules d’un vitrier parisien: souvenirs, chansons et autres textes (1757–1802) de Jacques-Louis Ménétra, éd. Daniel Roche, Pascal Bastien, Frédéric Charbonneau, Vincent Milliot, Philippe Minard et Michel Porret (Georg, 2023).

Les historiens connaissent depuis une quarantaine d’années, grâce aux travaux de Daniel Roche, le vitrier Jacques-Louis Ménétra (1738-1812), maître-artisan parisien et ancien compagnon du Tour de France devenu jacobin sous la Révolution avant de se rallier au Premier Consul. Son Journal de ma vie, l’une des rares autobiographies au XVIIIe siècle d’un homme du petit peuple de Paris, est également la seule d’un sans-culotte qui nous soit parvenue. Ce sont là de vrais titres de gloire – et l’on peut s’étonner de l’espèce de négligence dans laquelle le tiennent encore les spécialistes littéraires de ces écrits qu’on dit du for privé.

Ménétra, cependant, n’était connu qu’en partie : le manuscrit 678 de la Bibliothèque historique de la Ville de Paris, d’où Roche avait tiré le texte autographe du Journal, comporte une seconde partie demeurée jusqu’ici inédite. C’est elle que nous venons de faire paraître chez Georg, sous un titre qui évoque l’une des perspectives ouvertes par ces écrits divers. Il s’agit en effet d’un curieux recueil, mosaïque disparate d’une centaine de poèmes et de proses de formats, de sujets, de genres et de styles extrêmement variés, collationnés dans un relatif désordre, dans lequel un poème galant voisine avec un dialogue satirique, une épitaphe burlesque avec une réflexion philosophique, une diatribe politique avec une chanson de métier, une profession de foi avec un quatrain salace. Pareil éclatement diffracte de manière fascinante, un peu comme le feraient les fragments d’un miroir ou d’un vitrail, les lumières de la raison diffusées à la même époque par des auteurs qu’appréciait Ménétra, notamment Jean-Jacques Rousseau, dont il fut au début des années 1770 l’ami et l’admirateur.

Jean-Baptiste Lesueur, Des citoyens chantant l’hymne des Marseillais, détail du Serment républicain, vers 1792 (Musée Carnavalet).

Ménétra donne ainsi à lire, dans sa langue énergique, cocasse et maladroite, une culture dont l’appropriation doit peu à l’école et beaucoup aux voyages, aux fréquentations, aux spectacles des boulevards, aux lectures de hasard ou de fortune, dans les bibliothèques privées et dans les périodiques. Ses textes, écrits au son, sans ponctuation, avec leurs mots agglutinés, leur syntaxe hésitante, leur métrique aberrante, nous font entendre une parole rarement ouïe. Elle était si difficile à déchiffrer pour le lecteur profane qu’il a fallu se résoudre à la régulariser et la moderniser un peu (un fac-similé du premier long poème comportant 17 pages convaincra les dubitatifs).

Et notre vœu étant d’illuminer cette œuvre aux mille éclats divers, nous avons complété les études initiales et le sage appareil des notes par un abécédaire plus libre, plus ludique, plus sensible aussi, qui témoigne peut-être en retour de l’effet de Ménétra sur nous, qui écoutions sa voix singulière. Étrange fraternité que celle d’un homme si éloigné de nous sous tant de rapports et dont pourtant l’enfance polissonne, les appétits, les plaisirs dérobés à l’âpreté des temps, les moqueries, les indignations rendent à nos oreilles un son familier. Tant de grands personnages dont nous avons lu et relu les Mémoires – princesses, ducs et pairs, Frondeurs, maréchaux et magistrats – nous offrent sans jamais nous coudoyer le spectacle du Monde ; Ménétra, au parterre, se gausse à nos côtés.

– Frédéric Charbonneau