
« Ma chère Canente veut-elle bien m’envoyer son monologue ? » (20 mars 1741, lettre 58). En assimilant, sur un ton badin, Marie-Louise Denis à la nymphe Canente, qui doit chez Ovide son nom à sa voix mélodieuse, Voltaire insiste sur ses qualités de musicienne. Car si les lettres inédites de Voltaire à sa « chère nièce », parues chez Classiques Garnier, éclairent d’un jour nouveau la figure de Marie-Louise Denis, c’est entre autres en contribuant à rendre justice à son talent artistique – de claveciniste, de chanteuse, voire de compositrice –, auquel Voltaire a fait appel pour une œuvre dont le destin fut tourmenté : son opéra Pandore. Le monologue en question est en effet une scène du troisième acte de Pandore dont Voltaire confie la mise en musique à sa nièce, non sans topos d’humilité : « voulez-vous en attendant vous amuser à faire de la bonne musique sur ces paroles médiocres de Pandore ? » (lettre 45). Que nous apprennent ces lettres jusqu’alors inconnues sur la collaboration de l’oncle et de la nièce, du dramaturge et de la musicienne, sur un sujet à la fois aussi rebattu et aussi investi pour Voltaire d’enjeux philosophiques que celui de la boîte de Pandore ?

Parmi les compositeurs auxquels Voltaire songe lorsqu’il entreprend de « courtiser avec succès une fois dans sa vie la muse de l’Opéra » (D2180), le premier n’est autre que Rameau – avec lequel il entretient des relations complexes. Voltaire avait écouté en septembre 1739, deux mois avant sa création au Théâtre du Palais-Royal, la tragédie lyrique Dardanus, qu’il tenait pour un « chef-d’œuvre de Rameau » (lettre 24). Néanmoins, la collaboration tourne court et Voltaire confie le 18 octobre 1740 : « Rameau m’abandonne, il y a là quelque intrigue dont je m’embarrasse peu » (lettre 49). Entre-temps, c’est à sa nièce, âgée de vingt-huit ans, qu’il propose de mettre en musique le monologue de Pandore qui a pour incipit : « À peine j’ai goûté l’aurore de la vie ». La lettre du 20 août 1740 (lettre 45), dont nous reproduisons ici un extrait, comporte ainsi une première version du monologue d’autant plus instructive qu’elle diffère sensiblement de celle qui sera imprimée.
Or, Voltaire ne tarde pas à attendre de sa nièce davantage qu’un simple monologue : il l’encourage à adapter l’ensemble du second acte (lettre 67). Il en vient même à projeter de lui confier l’ensemble de l’opéra : « ma chère nièce, vous embellissez donc cette Pandore et votre monologue m’avait déjà donné très grande opinion de vous. Je ne désespère pas que vous ne fassiez tout l’opéra si votre second acte vous plaît » (lettre 68). Pourtant, ce projet qui aurait permis à l’oncle et à la nièce d’« avoir à eux deux la musique, les vers, la prose, l’algèbre » (ibid.) ne voit pas le jour. Quelques années plus tard, il est question que Louise Dupin (dont l’important ouvrage Sur les femmes vient d’être édité) « orne de quelques croches » cette Pandore, que Voltaire appelle parfois son Prométhée (D2698). Il faudra cependant attendre 1748 pour que la pièce soit imprimée, et elle ne sera, malgré de nombreuses tentatives jusque dans les derniers jours de Voltaire, jamais représentée. Comme le résume Raymond Trousson : « Pandore devait tourmenter Voltaire pendant près de quarante ans. Peu d’œuvres secondaires ont, assurément, à ce point préoccupé leur auteur » (OCV, t.18C, p.332).

Dans les lettres à Marie-Louise Denis dont on doit la redécouverte au travail pionnier de Frédéric Deloffre et Jacqueline Hellegouarc’h, la figure de Pandore est prétexte à de nombreux mots d’esprit. Voltaire se plaît à gratifier sa nièce de l’apostrophe « ma chère Pandore » (lettre 68, lettre 80). Surtout, il multiplie les allusions badines au récit d’Hésiode, en inversant dispersion des biens et dispersion des maux : « tous les maux ne seront pas sortis de la boîte, et il en sera échappé des plaisirs si vous me faites mon monologue » (lettre 54) ; « bonjour ma petite Pandore, ce ne sont pas les maux qui sortent de votre boîte, mais mettez dans cette boîte-là l’espérance de nous revoir » (lettre 76). Enfin, Voltaire met spirituellement en balance les activités musicales de Marie-Louise Denis avec les cours d’algèbre qui lui sont au même moment dispensés : « ma chère enfant vous augmentez mon goût pour les arts et s’il se peut mon amitié pour vous en faisant de si belle musique, de la même main qui calcule des xx » (lettre 59). C’est qu’il s’agit, en creux, de comparaison entre Marie-Louise Denis et l’autre grande figure féminine de cette correspondance, « notre Minerve Mme du Châtelet » (lettre 4), femme de sciences – et elle-même bonne musicienne – sur laquelle ces lettres fournissent des détails biographiques nouveaux.
Est-ce à dire que Pandore n’est jamais que le prétexte à des plaisanteries galantes où l’on sent poindre, derrière la tendresse avunculaire, des sentiments d’une autre nature ? Ce serait en réalité oublier le rôle du mythe de Pandore dans la polémique anti-chrétienne de Voltaire. Car s’il se réfère volontiers à son opéra sous le titre de Prométhée, il le nomme aussi parfois Le Péché originel, et n’hésite pas à le présenter comme « un opéra philosophique qui devrait être joué devant Bayle et Diderot : il s’agit de l’origine du mal moral et du mal physique » (D12966). C’est que le mythe de Pandore vaut comme une alternative païenne au dogme du péché originel, et ce dès les Lettres philosophiques (vingt-cinquième lettre, §1), dont on trouve de discrets échos dans nos lettres à Marie-Louise Denis, lorsque Voltaire ironise sur Pascal (lettre 4) et célèbre Locke (lettre 7, lettre 12). Comme le souligne Béatrice Ferrier, « Pandore revêt un sens polémique au-delà du sens métaphysique ». Telles sont les raisons pour lesquelles Voltaire n’aura cessé de rouvrir et de refermer la boîte à musique de Pandore.
– Nicolas Fréry
Les Lettres inédites à Marie-Louise Denis (1737-1744) : Voltaire et sa chère nièce, éditées par Nicholas Cronk, Frédéric Deloffre, Nicolas Fréry et Jacqueline Hellegouarc’h, viennent de paraître chez Classiques Garnier.
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