La Henriade a obtenu le privilège – rarissime – d’être considérée, du vivant de Voltaire, comme un classique, une œuvre qui pouvait être étudiée en classe. Les rééditions incessantes jusqu’au XIXe siècle, ou les parodies et les traductions en plusieurs langues, témoignent de l’énorme succès de ce poème épique, et cela en dépit des réactions sévères et partisanes de la part des détracteurs de l’auteur. Voltaire a défendu avec détermination son épopée, et se désigne de surcroît, dans le titre d’une œuvre-testament, ‘auteur de La Henriade’; cette périphrase attribue au poème une marque de distinction au sein d’une production foisonnante ainsi qu’une valeur métonymique, à savoir le chef-d’œuvre destiné à entrer dans le temps de Mémoire. Néanmoins, du point de vue historiographique, les critiques ont réussi à s’imposer au fil du temps, la défaveur pour un genre en déclin comme l’épopée ayant sans doute été fatale.
Si on peut supposer que tout le monde connaît le titre ‘La Henriade’, on ne peut pas affirmer pour autant que tout le monde ait lu l’œuvre. Elle n’a jamais été introuvable: véritable succès de librairie, il a toujours été facile de se procurer une édition parue au XVIIIe ou au XIXe siècle. Parmi les éditions modernes, il faut remonter cependant à celle procurée par O. R. Taylor en 1970 pour les Œuvres complètes de Voltaire, savante et volumineuse, idéale surtout pour la consultation. Un demi-siècle après celle-ci paraît enfin une nouvelle édition.
C’est là l’occasion de se forger soi-même une idée sur ce poème épique, sans intermédiaires, en délaissant les critiques normatives de La Beaumelle et Batteux, reprises plus récemment par Pierre Bayard. Il y aurait alors au moins dix bonnes raisons de lire et d’apprécier, voire d’aimer La Henriade:
1° La première raison est que l’on peut se procurer enfin une édition récente et commentée de La Henriade, parue chez Classiques Garnier, plus maniable malgré les autres textes qui l’accompagnent. Dans l’Essai sur les guerres civiles, Voltaire esquisse l’escalade qui aboutit aux luttes fratricides et les solutions philosophico-politiques pour mettre fin à la guerre. Dans l’Essai sur le poème épique, il explique et légitime la place de son épopée moderne en qualité de digne héritier d’Homère et de Virgile. Cette nouvelle édition, pour la première fois, met en réseau La Henriade avec des considérations poétologiques et la réflexion historienne de Voltaire.
2° Si on s’intéresse à l’histoire des guerres de religion, on pourra apprécier un récit pathétique et terrifiant du massacre de la Saint-Barthélemy, qui commence avec l’assassinat de Coligny, cet amiral ‘qui aimait la France en combattant contre elle’, un récit saisissant qui inspire des tragédies sur la mort de Coligny (Coligni ou la Saint-Barthelemi de Baculard d’Arnaud, 1740) ou des tableaux (L’Amiral Coligny en impose à ses assassins de Joseph-Benoît Suvée, 1787). Ce chant, que Voltaire ne retouche guère, aura contribué à fonder une mémoire visuelle de la Saint-Barthélemy que la littérature romantique saura mettre à contribution, par exemple l’épisode de Charles IX tirant avec l’arquebuse sur les huguenots depuis le Louvre, ce roi qui ‘du sang de ses sujets souillait ses mains sacrées’, crime atroce que souligne l’allitération.


3° Dans La Henriade on peut lire une satire du Vatican, qui ‘de la discorde allume les flambeaux’, et du pape qui ‘met aux mains de ses fils un glaive sanguinaire’. C’est déjà tout l’esprit satirique de Voltaire qui se déploie, comme dans ses vers épigrammatiques sur la Rome catholique: ‘Inflexible aux vaincus, complaisante aux vainqueurs, / Prête à vous condamner, facile à vous absoudre’. Raisons suffisantes pour attirer les foudres de la censure catholique en France, où le poème épique fut interdit de publication, mais aussi les sympathies du lectorat protestant – et c’est à Londres que paraît, avec une dédicace à la reine Caroline, l’editio princeps en 1728.
4° Rédigé en grande partie en Angleterre, et à la découverte de ce pays, de son système politique, de la physique de Newton, La Henriade fait écho à certaines prises de positions développées dans les Lettres philosophiques. Elisabeth d’Angleterre incarne ce pays du progrès, elle qui avait su rétablir le progrès économique, politique et artistique. Après plusieurs années tumultueuses entre différentes factions, elle donne l’exemple de ce que doit être un siècle éclairé philosophiquement, entraînant la prospérité:
‘Londres, jadis barbare, est le centre des arts,
Le magasin du monde, et le temple de Mars.
Aux murs de Westminster on voit paraître ensemble
Trois pouvoirs étonnés du nœud qui les rassemble,
Les députés du peuple, et les grands, et le roi,
Divisés d’intérêt, réunis par la loi; […].
“Ah! s’écria Bourbon, quand pourront les Français
Réunir comme vous la gloire avec la paix?
Quel exemple pour vous, monarques de la terre!
[…]
“Vous régnez, Londre est libre, et vos lois florissantes.
Médicis a suivi des routes différentes.
[…]
Le ciel qui vous forma pour régir des états,
Vous fait servir d’exemple à tous tant que nous sommes,
Et l’Europe vous compte au rang des plus grands hommes.’
5° C’est également dans ce poème qu’est proposé un premier tableau voltairien du siècle de Louis XIV, partagé entre une critique de l’absolutisme:
‘Ciel! quel pompeux amas d’esclaves à genoux
Est aux pieds de ce roi qui les fait trembler tous!
Quels honneurs! quels respects! jamais Roi dans la France,
N’accoutuma son peuple à tant d’obéissance.’
Et l’éloge du progrès des arts et des sciences:
‘Siècle heureux de Louis, siècle que la nature
De ses plus beaux présents doit combler sans mesure,
C’est toi qui dans la France amènes les beaux arts;
Sur toi tout l’avenir va porter ses regards;
Les Muses à jamais y fixent leur empire;
La toile est animée, et le marbre respire.
Quels sages rassemblés dans ces augustes lieux,
Mesurent l’Univers, et lisent dans les Cieux;
Et dans la nuit obscure apportant la lumière,
Sondent les profondeurs de la nature entière!
[…]
Français, vous savez vaincre, et chanter vos conquêtes:
Il n’est point de lauriers qui ne couvrent vos têtes.’
6° De manière plus générale, La Henriade livre les premières réflexions de Voltaire sur l’intolérance et le fanatisme religieux ainsi que sur les horreurs de la guerre, qui font écho à notre actualité. Voltaire se contente de condamner les radicalismes:
‘Je ne décide point entre Genève et Rome
De quelque nom divin que leur parti les nomme
J’ai vu des deux côtés la fourbe et la fureur.’
7° Mais La Henriade est également un poème épique, qui donne accès à la création d’un jeune poète qui n’arrêtera jamais de récrire ses vers et de repenser son poème. On pourra apprécier la cadence et la vocalité de l’alexandrin de Voltaire:

‘Quand un roi veut le crime, il est trop obéi:
Par cent mille assassins son courroux fut servi,
Et des fleuves français les eaux ensanglantées,
Ne portaient que des morts aux mers épouvantées.’
8° La structure narrative des dix chants a été critiquée puisqu’elle ferait avancer rapidement l’action, mais aujourd’hui on appréciera sans doute qu’on ait renoncé aux descriptions fastidieuses sur les préparatifs militaires ou sur les affrontements guerriers au profit de l’esprit de paix et de tolérance qui est défendu dans le poème ainsi que d’une action qui progresse avec détermination vers cet horizon.
9° La Henriade est une œuvre complexe, accompagnée de plusieurs autres paratextes que Voltaire a orchestrés dans les moindres détails. Des illustrations devaient être intégrées dans la toute première édition, parue avec le titre La Ligue (1723), et Voltaire entretient les contacts avec les dessinateurs et les graveurs les plus importants, tels que Charles Dominique Eisen ou Gravelot, pour réaliser un livre mémorable au niveau de sa matérialité.
10° Plusieurs autres paratextes accompagnent La Henriade, inséparable de ces textes programmatiques qui défendent et illustrent le poème épique, comme l’épître du roi Frédéric II de Prusse, qui célèbre Voltaire comme à la fois philosophe et historien, et surtout poète qui n’a rien à envier à Virgile. Dans ces textes historiques, on découvrira également la portée ludique de La Henriade, notamment dans le rapport entre la gravité du texte épique et l’insolence de certaines notes, comme celle de la mort du père du héros, le roi Antoine de Navarre, ‘le plus faible et le moins décis’, décédé en urinant.
En parcourant le texte, les deux essais, les paratextes ou en s’intéressant à l’histoire éditoriale d’une œuvre aussi riche que complexe, on pourra ainsi lire, voire découvrir La Henriade et s’en faire une idée peut-être plus juste.
– Daniel Maira (Université de Göttingen) et Jean-Marie Roulin (Université Jean-Monnet Saint-Étienne / IHRIM)