Dans l’ensemble, la critique moderne s’est surtout intéressée à la signification des œuvres de Voltaire et particulièrement à leur portée philosophique. Le contexte dans lequel on l’a lu est celui des ‘philosophes des Lumières’, un groupe en réalité disparate et divisé, mais unifié dans l’historiographie par des buts communs, la lutte contre les préjugés et les progrès de la raison.
Ce sont bien les buts que Voltaire poursuit dans son œuvre, mais cette entreprise doit se concilier chez lui avec une préoccupation majeure, sa réussite littéraire. Cette préoccupation n’est évidemment pas étrangère à ses confrères en littérature, mais elle semble particulièrement puissante chez le ‘poète-philosophe’ qui a réussi à faire de son siècle, dans l’opinion publique, ‘le siècle de Voltaire’. Cette constatation, ou ce choix de lecture, conduit à scruter les rapports entre l’écrivain et son lecteur.
À côté d’une prise en compte des traces profondes, visibles ou cachées, que les péripéties de son existence ont laissées dans sa création littéraire, à côté de l’analyse des ambitions intellectuelles d’un grand esprit aux curiosités universelles, animé d’un intense ‘besoin de vérité’ (Marc Hersant), il y a place pour la description des méthodes que Voltaire a pratiquées dans tous les genres littéraires pour concilier son projet critique et ‘philosophique’ au sens du XVIIIe siècle avec les attentes et les résistances du lecteur de son temps auquel il pense en écrivant ou en dictant. Cette démarche critique a déjà été pratiquée à propos de ses lettres (notamment par Geneviève Haroche-Bouzinac) ou à propos de certains de ses écrits polémiques (notamment par Olivier Ferret). Mais elle joue un rôle permanent dans toutes les formes de l’écriture voltairienne.
Il suffit de feuilleter la correspondance de l’écrivain pour mesurer l’intérêt passionné avec lequel, de sa jeunesse à ses derniers jours, il sollicite et guette les avis des membres de son premier cercle de lecteurs, celui de connaissances fidèles, appartenant au monde auquel il est attaché, des camarades de collège comme Cideville aux animatrices de salons en vue comme Mme Du Deffand, ou à des personnalités de la cour, comme les d’Argental. La circulation de copies manuscrites en avant-première permet à Voltaire de tenir compte des réactions de ce public représentatif de l’élite sociale à laquelle il veut plaire, à la fois parce qu’elle a le pouvoir d’assurer le succès et parce qu’elle détient une influence majeure dans le domaine politique et moral.

Ces ‘prépublications’ lui permettent de perfectionner une adaptation de ce qu’il écrit aux attentes et au goût du lecteur qu’il ambitionne de séduire. Ce lecteur est presque certainement catholique et de tendances conservatrices, même s’il existe des nuances entre la noblesse militaire et la bourgeoisie cultivée, par exemple. Pour conquérir ce public, il n’y a pas d’autre voie que celle d’un respect, au moins d’apparence, pour ses réflexes intellectuels, ses convictions et ses intérêts.
C’est ce que la finesse de Voltaire lui enseigne, mais c’est aussi ce que lui a appris la rhétorique de sa jeunesse, cette forme moderne de la seconde sophistique qui est enseignée dans les collèges de la Compagnie de Jésus. De là sort une véritable poétique voltairienne de la conciliation, qui englobe tous les aspects de la création littéraire: choix des genres, superposition des thématiques, captatio benevolentiae fondée sur un jeu de masques.
S’agit-il de dénoncer l’influence terrifiante de la religion sur l’action politique? Ce sera dans une épopée, genre académique, à sujet national et monarchique, avec des épisodes charmants ou terrifiants, comme celui des amours d’Henri ou celui du siège de Paris où la famine conduit à des comportements monstrueux. S’agit-il de remettre en question l’idéal chrétien de chasteté? Ce sera dans des contes en prose ou en vers, comme L’éducation d’une fille, qui célèbre l’union libre sur le mode gai et badin.
Le genre si sérieux et à la mode en Europe de l’histoire universelle est exploité pour dénoncer mille absurdités des croyances et des institutions, mais avec des brassées d’anecdotes et de scènes pittoresques, des aperçus exotiques, des réflexions qui font ressortir la supériorité de la civilisation où vivent les lecteurs contemporains, comme le fait la conclusion du Siècle de Louis XIV, histoire certes ‘philosophique’ d’un règne, mais farcie de ‘particularités et anecdotes’, de détails sur l’armée et les combats, de portraits de figures mondaines, de récits de fêtes.
Rien de plus respectable que la tragédie: ce genre, ornement des cours, rassemble tous les éléments de la culture officielle. C’est donc dans une tragédie comme Mahomet, d’inspiration si catholique en apparence qu’elle peut être dédiée au pape, que Voltaire dénonce l’imposture religieuse, support du despotisme. Il désarme ainsi la défiance de gens dont la vie est enracinée dans le catholicisme.
Pour se concilier un public idéologiquement hostile à ses convictions, mais dont les regards sont tournés vers les cours et les monarques, il consacre tout au long de sa carrière des ouvrages historiques à des figures royales, Charles XII, Louis XIV, Pierre le Grand, les souverains du Saint-Empire. Pour plaire à une aristocratie à dominante militaire, il donne à l’armée et à la guerre une large place, du Poème de Fontenoy à l’Essai sur les mœurs.

Un autre remède à la défiance du lecteur qu’il veut choisir, c’est l’usage des vers. Fortement liés dans les esprits avec un loisir de qualité et avec une longue tradition classique, ils constituent un langage en général indépendant des réalités et des débats du temps (même si derrière l’aimable paravent des bergeries peut se cacher le loup de la satire). Nourris du souvenir d’Horace et de Lucrèce, les lecteurs auxquels s’adresse Voltaire sont prêts à accepter bien des audaces morales et philosophiques, sans y voir malice. Le poète Voltaire travaille ainsi, le plus souvent aimablement et gaîment, à faire accepter le philosophe Voltaire.
Bien d’autres ressources littéraires l’aident à concilier les attentes du public et son inspiration. Il mêle des thèmes audacieux, comme l’apologie du bonheur par la consommation, à des thèmes traditionnels, comme celui du bonheur rustique dans la simplicité (Discours en vers sur l’homme). Il présente dans le cadre de genres neutres et utilitaires à la mode comme le dictionnaire un mélange d‘informations inoffensives et d’idées subversives (Dictionnaire philosophique portatif).
En lisant de près, au cours d’une longue carrière de commentateur et d’éditeur de ses œuvres, des textes de Voltaire dans tous les genres qu’il a pratiqués, j’ai cru pouvoir discerner chez lui une anticipation permanente des réactions d’un certain lecteur auquel il ne cesse de penser. Il m’a semblé que cette préoccupation était en général plus décisive dans sa création que l’influence des modèles, le respect des règles, les pulsions de l’inconscient, la marque des expériences, la recherche de la cohérence intellectuelle… C’est elle qui mettait en musique tous ces matériaux et déterminait leur choix. Cette approche critique peut s’appliquer à d’autres auteurs; mais elle trouve dans l’œuvre de Voltaire un objet fascinant. Voltaire n’avait qu’un maître: son lecteur, tel qu’il le connaissait ou l’imaginait. C’est ce que j’ai essayé de montrer dans le livre que j’ai sous-titré: Essai sur la séduction littéraire.

Voltaire est un écrivain du passé universellement célèbre, comme Shakespeare, Tolstoï, Molière, Balzac ou Goethe. L’essentiel de l’œuvre de ces derniers auteurs est largement connu par le public cultivé de tous les pays, dans la langue originale ou en traduction, mais ce n’est pas le cas pour Voltaire, même en France. Il ne surnage de son œuvre qu’un ou deux contes en prose, que lui-même considérait comme des à-côtés inavouables du monument littéraire et philosophique qu’il avait eu l’ambition de bâtir.
Subsistent aussi, et de façon plus évidente, une façon de penser, sceptique et ironique, ‘l’esprit voltairien’, et la réputation d’un maître de justice et de tolérance. Mais la connaissance de cet esprit est fondée sur des on-dit bien plutôt que sur une fréquentation directe des textes. La lecture de son œuvre s’est réduite de façon spectaculaire après sa mort, même si les éditions de ses œuvres complètes se sont multipliées depuis l’édition de Kehl, dont il a pu voir la préparation, jusqu’à la grande édition dont la Voltaire Foundation vient d’achever triomphalement la publication.
C’est que le lecteur pour lequel Voltaire a écrit son œuvre, qu’il a cherché et réussi à séduire, sans jamais se relâcher dans cette entreprise, ce lecteur n’est plus.
– Sylvain Menant
Sylvain Menant, professeur émérite à la Sorbonne (Sorbonne-Université), vient de recevoir le Grand Prix de la Critique 2022 de l’Académie française pour Voltaire et son lecteur, essai sur la séduction littéraire (Genève: Droz, 2021) et l’ensemble de ses travaux critiques.