Voltaire séducteur

Dans l’ensemble, la critique moderne s’est surtout intéressée à la signification des œuvres de Voltaire et particulièrement à leur portée philosophique. Le contexte dans lequel on l’a lu est celui des ‘philosophes des Lumières’, un groupe en réalité disparate et divisé, mais unifié dans l’historiographie par des buts communs, la lutte contre les préjugés et les progrès de la raison.

Ce sont bien les buts que Voltaire poursuit dans son œuvre, mais cette entreprise doit se concilier chez lui avec une préoccupation majeure, sa réussite littéraire. Cette préoccupation n’est évidemment pas étrangère à ses confrères en littérature, mais elle semble particulièrement puissante chez le ‘poète-philosophe’ qui a réussi à faire de son siècle, dans l’opinion publique, ‘le siècle de Voltaire’. Cette constatation, ou ce choix de lecture, conduit à scruter les rapports entre l’écrivain et son lecteur.

À côté d’une prise en compte des traces profondes, visibles ou cachées, que les péripéties de son existence ont laissées dans sa création littéraire, à côté de l’analyse des ambitions intellectuelles d’un grand esprit aux curiosités universelles, animé d’un intense ‘besoin de vérité’ (Marc Hersant), il y a place pour la description des méthodes que Voltaire a pratiquées dans tous les genres littéraires pour concilier son projet critique et ‘philosophique’ au sens du XVIIIe siècle avec les attentes et les résistances du lecteur de son temps auquel il pense en écrivant ou en dictant. Cette démarche critique a déjà été pratiquée à propos de ses lettres (notamment par Geneviève Haroche-Bouzinac) ou à propos de certains de ses écrits polémiques (notamment par Olivier Ferret). Mais elle joue un rôle permanent dans toutes les formes de l’écriture voltairienne.

Il suffit de feuilleter la correspondance de l’écrivain pour mesurer l’intérêt passionné avec lequel, de sa jeunesse à ses derniers jours, il sollicite et guette les avis des membres de son premier cercle de lecteurs, celui de connaissances fidèles, appartenant au monde auquel il est attaché, des camarades de collège comme Cideville aux animatrices de salons en vue comme Mme Du Deffand, ou à des personnalités de la cour, comme les d’Argental. La circulation de copies manuscrites en avant-première permet à Voltaire de tenir compte des réactions de ce public représentatif de l’élite sociale à laquelle il veut plaire, à la fois parce qu’elle a le pouvoir d’assurer le succès et parce qu’elle détient une influence majeure dans le domaine politique et moral.

Anicet-Charles-Gabriel Lemonnier, 1812, Lecture de la tragédie de ‘l’orphelin de la Chine’ de Voltaire dans le salon de madame Geoffrin, huile sur toile, Musée National du Château de Malmaison, Rueil-Malmaison.

Ces ‘prépublications’ lui permettent de perfectionner une adaptation de ce qu’il écrit aux attentes et au goût du lecteur qu’il ambitionne de séduire. Ce lecteur est presque certainement catholique et de tendances conservatrices, même s’il existe des nuances entre la noblesse militaire et la bourgeoisie cultivée, par exemple. Pour conquérir ce public, il n’y a pas d’autre voie que celle d’un respect, au moins d’apparence, pour ses réflexes intellectuels, ses convictions et ses intérêts.

C’est ce que la finesse de Voltaire lui enseigne, mais c’est aussi ce que lui a appris la rhétorique de sa jeunesse, cette forme moderne de la seconde sophistique qui est enseignée dans les collèges de la Compagnie de Jésus. De là sort une véritable poétique voltairienne de la conciliation, qui englobe tous les aspects de la création littéraire: choix des genres, superposition des thématiques, captatio benevolentiae fondée sur un jeu de masques.

S’agit-il de dénoncer l’influence terrifiante de la religion sur l’action politique? Ce sera dans une épopée, genre académique, à sujet national et monarchique, avec des épisodes charmants ou terrifiants, comme celui des amours d’Henri ou celui du siège de Paris où la famine conduit à des comportements monstrueux. S’agit-il de remettre en question l’idéal chrétien de chasteté? Ce sera dans des contes en prose ou en vers, comme L’éducation d’une fille, qui célèbre l’union libre sur le mode gai et badin.

Le genre si sérieux et à la mode en Europe de l’histoire universelle est exploité pour dénoncer mille absurdités des croyances et des institutions, mais avec des brassées d’anecdotes et de scènes pittoresques, des aperçus exotiques, des réflexions qui font ressortir la supériorité de la civilisation où vivent les lecteurs contemporains, comme le fait la conclusion du Siècle de Louis XIV, histoire certes ‘philosophique’ d’un règne, mais farcie de ‘particularités et anecdotes’, de détails sur l’armée et les combats, de portraits de figures mondaines, de récits de fêtes.

Rien de plus respectable que la tragédie: ce genre, ornement des cours, rassemble tous les éléments de la culture officielle. C’est donc dans une tragédie comme Mahomet, d’inspiration si catholique en apparence qu’elle peut être dédiée au pape, que Voltaire dénonce l’imposture religieuse, support du despotisme. Il désarme ainsi la défiance de gens dont la vie est enracinée dans le catholicisme.

Pour se concilier un public idéologiquement hostile à ses convictions, mais dont les regards sont tournés vers les cours et les monarques, il consacre tout au long de sa carrière des ouvrages historiques à des figures royales, Charles XII, Louis XIV, Pierre le Grand, les souverains du Saint-Empire. Pour plaire à une aristocratie à dominante militaire, il donne à l’armée et à la guerre une large place, du Poème de Fontenoy à l’Essai sur les mœurs.

OCV, t.23, p.283.

Un autre remède à la défiance du lecteur qu’il veut choisir, c’est l’usage des vers. Fortement liés dans les esprits avec un loisir de qualité et avec une longue tradition classique, ils constituent un langage en général indépendant des réalités et des débats du temps (même si derrière l’aimable paravent des bergeries peut se cacher le loup de la satire). Nourris du souvenir d’Horace et de Lucrèce, les lecteurs auxquels s’adresse Voltaire sont prêts à accepter bien des audaces morales et philosophiques, sans y voir malice. Le poète Voltaire travaille ainsi, le plus souvent aimablement et gaîment, à faire accepter le philosophe Voltaire.

Bien d’autres ressources littéraires l’aident à concilier les attentes du public et son inspiration. Il mêle des thèmes audacieux, comme l’apologie du bonheur par la consommation, à des thèmes traditionnels, comme celui du bonheur rustique dans la simplicité (Discours en vers sur l’homme). Il présente dans le cadre de genres neutres et utilitaires à la mode comme le dictionnaire un mélange d‘informations inoffensives et d’idées subversives (Dictionnaire philosophique portatif).

En lisant de près, au cours d’une longue carrière de commentateur et d’éditeur de ses œuvres, des textes de Voltaire dans tous les genres qu’il a pratiqués, j’ai cru pouvoir discerner chez lui une anticipation permanente des réactions d’un certain lecteur auquel il ne cesse de penser. Il m’a semblé que cette préoccupation était en général plus décisive dans sa création que l’influence des modèles, le respect des règles, les pulsions de l’inconscient, la marque des expériences, la recherche de la cohérence intellectuelle… C’est elle qui mettait en musique tous ces matériaux et déterminait leur choix. Cette approche critique peut s’appliquer à d’autres auteurs; mais elle trouve dans l’œuvre de Voltaire un objet fascinant. Voltaire n’avait qu’un maître: son lecteur, tel qu’il le connaissait ou l’imaginait. C’est ce que j’ai essayé de montrer dans le livre que j’ai sous-titré: Essai sur la séduction littéraire.

Sylvain Menant, Voltaire et son lecteur, essai sur la séduction littéraire (Genève: Droz, 2021).

Voltaire est un écrivain du passé universellement célèbre, comme Shakespeare, Tolstoï, Molière, Balzac ou Goethe. L’essentiel de l’œuvre de ces derniers auteurs est largement connu par le public cultivé de tous les pays, dans la langue originale ou en traduction, mais ce n’est pas le cas pour Voltaire, même en France. Il ne surnage de son œuvre qu’un ou deux contes en prose, que lui-même considérait comme des à-côtés inavouables du monument littéraire et philosophique qu’il avait eu l’ambition de bâtir.

Subsistent aussi, et de façon plus évidente, une façon de penser, sceptique et ironique, ‘l’esprit voltairien’, et la réputation d’un maître de justice et de tolérance. Mais la connaissance de cet esprit est fondée sur des on-dit bien plutôt que sur une fréquentation directe des textes. La lecture de son œuvre s’est réduite de façon spectaculaire après sa mort, même si les éditions de ses œuvres complètes se sont multipliées depuis l’édition de Kehl, dont il a pu voir la préparation, jusqu’à la grande édition dont la Voltaire Foundation vient d’achever triomphalement la publication.

C’est que le lecteur pour lequel Voltaire a écrit son œuvre, qu’il a cherché et réussi à séduire, sans jamais se relâcher dans cette entreprise, ce lecteur n’est plus.

– Sylvain Menant

Sylvain Menant, professeur émérite à la Sorbonne (Sorbonne-Université), vient de recevoir le Grand Prix de la Critique 2022 de l’Académie française pour Voltaire et son lecteur, essai sur la séduction littéraire (Genève: Droz, 2021) et l’ensemble de ses travaux critiques.

Gibbon et Voltaire: une rencontre fortuite?

Compte-rendu de l’ouvrage: Béla Kapossy et Béatrice Lovis (dir.), Edward Gibbon et Lausanne. Le Pays de Vaud à la rencontre des Lumières européennes, Gollion, Infolio, 2022

Dans le cénacle restreint des spécialistes du XVIIIe siècle peu sont ceux qui ignorent le rôle fondamental qu’a joué la ville suisse de Lausanne dans l’évolution intellectuelle de l’historien Edward Gibbon (1737-1794) et dans le parachèvement de son œuvre magistrale: The History of the Decline and Fall of the Roman Empire (6 vol., 1776-1788).

Par suite d’une conversion inopinée au catholicisme lors de ses années de formation à Oxford, le père du jeune Edward Gibbon décide de placer son fils sous le patronage d’un exigeant précepteur lausannois Daniel Pavillard (1703-1775), afin de lui faire retrouver le chemin de la foi anglicane.

A partir des années 1730, les étudiants étrangers deviennent nombreux à Lausanne, ville réputée pour la beauté de ses paysages et pour son académie huguenote du Refuge. La cité vaudoise, alors sous le contrôle de Berne, offre en prime un cadre politique extrêmement stable, ce qui la distingue de sa voisine Genève, périodiquement perturbée par des troubles politiques. Les précepteurs lausannois accueillent de nombreux élèves de marque, comme le comte de Lippe-Detmold. Lausanne fait dès lors partie de la crème des réseaux d’éducation internationaux européens. Une autre particularité qui distingue Lausanne de sa capitale bernoise ou de la cité de Calvin est la présence d’une noblesse oisive. Comme le rappelle l’historienne Danièle Tosato-Rigo (p. 74) l’existence d’une noblesse lausannoise garantissait que les jeunes étrangers de marque pouvaient acquérir des mœurs bourgeoises et fréquenter les cercles convenant à leur rang aristocratique.

Béla Kapossy et Béatrice Lovis (dir.), Edward Gibbon et Lausanne. Le Pays de Vaud à la rencontre des Lumières européennes (Gollion: InFolio, 2022).

C’est sur les trois séjours de Gibbon à Lausanne, les années d’apprentissage (1753-1758), l’étape du Grand Tour (1763-1764) et la retraite studieuse pour terminer le Decline and Fall of the Roman Empire (1763-1764) que revient l’ouvrage remarquable publié sous la direction de Béla Kapossy et de Béatrice Lovis: Edward Gibbon et Lausanne. Le Pays de Vaud à la rencontre des Lumières européennes. Comme Béla Kapossy le démontre dans l’article ‘Gibbon et les historiens lausannois’ (pp. 107-15), les années de formation lausannoises furent essentielles pour l’émergence d’une méthode historiographique chez le jeune Gibbon. Hasard de l’histoire, c’est aussi à Lausanne que Gibbon découvre et se familiarise avec le théâtre. Or il est également attiré par la personnalité de Voltaire dont il fréquente la propriété de Mon-Repos où le dramaturge organise ses représentations.

J’aimerais insister ici sur le rôle que joua Voltaire pour Gibbon, comme lointain mentor, pour son introduction à l’art théâtral et pour sa réflexion sur l’écriture de l’histoire. Comme l’illustrent les nombreux articles de l’ouvrage collectif Edward Gibbon et Lausanne, la ville vaudoise créa les conditions cadre pour l’émergence d’un laboratoire cosmopolite de la pensée des Lumières.

Gustave Courbet, Coucher de soleil sur le Léman, 1874, huile sur toile, 54.5 x 65.4 cm, musée Jenisch, Vevey.

En 1755, lorsqu’il arrive sur les bords du Lac Léman et s’installe pour l’hiver dans la propriété du Grand-Montriond entre Lausanne et Ouchy, Voltaire cherche également une retraite studieuse. De nature entreprenante, l’homme de lettres ne décrit pas les coteaux lémaniques comme un lieu de repli mais bien comme une zone de transit européen (Épître de M. de Voltaire en arrivant dans sa terre, près du Lac de Genève). Anticipant sur la teneur de l’article ‘Genève‘ pour l’Encyclopédie, rédigé par d’Alembert mais soufflé par Voltaire, l’homme de lettres souhaite également, comme le précise Béatrice Lovis, ‘apporter la civilisation aux Vaudois’ (‘Le théâtre de société lausannois vu par Gibbon’, p. 302). Gibbon est témoin de cette mise en scène des vertus théâtrales, comme il le rapporte dans son journal:

‘Avant d’être rappelé de Suisse, j’eus la satisfaction de voir l’homme le plus extraordinaire du siècle; poète, historien, philosophe; qui a rempli trente in-quarto de prose, de vers; de productions variées, souvent excellentes, toujours amusantes. Ai-je besoin de nommer Voltaire? […] Le plus grand agrément que je tirai du séjour de Voltaire à Lausanne, fut la circonstance rare d’entendre un grand poète déclamer, sur le théâtre, ses propres ouvrages’ (Gibbon, Mémoires, suivis de quelques ouvrages posthumes, vol. 1, chap. IX, pp. 100-102).

Cette découverte laissera des traces, car Gibbon qui précise son grand amour pour l’art de Shakespeare, compte également dans sa bibliothèque les œuvres d’auteurs français tels que Diderot, Carmontelle, Beaumarchais, et Madame de Genlis. Voltaire occupe dans cette collection une place à part puisque Gibbon possède ses œuvres complètes à double, imprimées à Lausanne et à Genève (p. 300). Gibbon a donc entretenu un authentique dialogue littéraire et philosophique avec l’intellectuel Voltaire.

Concernant l’écriture de l’histoire, Gibbon jugeait que l’historiographie de Voltaire était superficielle. Nonobstant son impressionnante bibliothèque, Voltaire ne recherchait pas des sources archivistiques, et il utilisait ce qui avait déjà été publié ou ce que ses correspondants lui mettaient sous la main. Cependant, malgré ses critiques sur l’approche méthodologique de Voltaire, Gibbon était fasciné par l’envergure intellectuelle de l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations (1756). La philosophie de l’histoire (1764) offrait aussi une lecture des événements du récit de l’humanité qui ne devait rien à une lecture providentialiste de l’histoire.

Jacques-Bénigne Bossuet, Discours sur l’histoire universelle (Paris: Durand, 1771). Notez le but explicitement religieux du projet historique de Bossuet.

Si l’on songe au rôle essentiel que joua le Discours sur l’histoire universelle à Monseigneur le Dauphin (1681) de Bossuet dans la conversion au catholicisme du jeune Gibbon, on prendra mieux la mesure du rôle fondamental que représentait pour l’historien anglais l’explication laïque des faits historiques. Dès 1742 avec ses brèves Remarques sur l’histoire, Voltaire attaquait l’histoire ancienne. ‘L’esprit philosophique’ appliqué à la science historique devait produire un savoir prétendument utile, loin des fables et des compilations d’anecdotes qui caractérisaient les récits traditionnels. Position que Voltaire répète dès l’introduction de l’article ‘Histoire‘ de l’Encyclopédie, publié en 1765: ‘c’est le récit des faits donnés pour vrais; au contraire de la fable, qui est le récit des faits donnés pour faux’. Et il écarte d’emblée l’intérêt de ‘l’histoire sacrée’, qu’il présente comme ‘une suite des opérations divines et miraculeuses, par lesquelles il a plu à Dieu de conduire autrefois la nation juive, et d’exercer aujourd’hui notre foi. Je ne toucherai point à cette matière respectable’.

Si Gibbon fut sensible à l’envergure du récit voltairien sur l’histoire globale, les réticences furent plus nombreuses concernant la méthode voltairienne. L’historien anglais ne pouvait adhérer au scepticisme général de Voltaire pour tous les faits qui mettaient en valeur le rôle du christianisme ou de l’Église de Rome. Dans sa lutte contre l’Infâme, Voltaire dédaignait tout évènement qui ne cadrait pas avec son ironie, alors que Gibbon s’est formé à une critique rigoureuse des sources. Il cherchait à étayer les hypothèses – y compris celles qui présentaient le rôle de l’Église comme positif – par les faits rapportés par des témoins fiables et/ou consignés par les historiens les plus crédibles.

Une deuxième différence entre les deux hommes est que Gibbon s’intéresse au passé pour saisir dans la longue durée le façonnement des mœurs, alors que Voltaire perçoit l’histoire ancienne comme un objet de curiosité. L’essentiel du discours historique doit se porter selon lui sur l’histoire moderne – celle qui se fait depuis la Renaissance. C’est cette histoire-là qui est pourvoyeuse de progrès et de Lumières.

Feuille manuscrite du Essai sur les mœurs de Voltaire. Forschungsbibliothek, Gotha, Chart. B 1204 (MS G), p.4.

Une troisième différence fondamentale peut être relevée dans le style des deux historiens. Voltaire privilégie un discours fluide, ironique, quasi-pamphlétaire, alors que Gibbon respecte le travail érudit des antiquaires et fleurit ses pages de nombreuses notes où il analyse les sources discutées et en critique le contenu.

Gibbon et Lausanne, par la richesse de son contenu et l’érudition de son apparat critique, permet au spécialiste, comme au profane, une compréhension plus riche des rapports qui relient Gibbon à son environnement helvétique. Le livre réunit trente-cinq auteurs provenant de divers horizons académiques mais aussi de diverses disciplines. L’ouvrage prend pour fil rouge l’élaboration du Decline and Fall of the Roman Empire et offre une synthèse internationale des travaux consacrés au XVIIIe siècle lausannois depuis deux décennies. Les contributions sont répertoriées en sept thématiques comme ‘religion et éducation’, ‘sociabilité et divertissements’, ‘La grotte, lieu de vie et de mémoire’ ou ‘Archives et reliques’, etc. Ces catégories visent à englober les différents aspects de la vie de Gibbon et à les rattacher aux caractéristiques proprement lausannoises.

Comme l’indique Béla Kapossy dans l’introduction: ‘Avant que la cité vaudoise ne devienne la capitale olympique, Lausanne était ainsi connue comme la ville de Gibbon’ (p. 13). Les jeunes anglais romantiques avaient l’habitude d’escalader les murs de la propriété pour apercevoir les lieux où l’historien avait conclu son œuvre grandiose. Avant que ne soit construit le premier palace – le bien nommé ‘Gibbon’, sur l’emplacement de la ‘Maison de la Grotte’ – les voyageurs anglais pratiquant leur Grand Tour ou explorant les Alpes continuaient à faire de Lausanne une étape incontournable de leur périple.

Les dernières lignes du Decline and Fall sont demeurés célèbres par la description poétique qu’en donne l’auteur: alors que Lausanne est recueillie dans un calme profond, Gibbon contemple les Alpes savoyardes imperturbables et le bleu sombre du lac où se reflète la lune. L’historien suspend enfin sa plume et cède à sa rêverie nocturne.

Charles Louis Constans, Gibbon, c. 1810-1820, lithographie, 17.5 cm x 13.3 cm, British Museum, Londres. L’artiste dépeint Gibbon assis devant les Alpes dans un jardin à Lausanne.

En quittant Lausanne, lors de son deuxième séjour, Edward Gibbon note dans son journal qu’il laisse derrière lui une ville mal bâtie qui a perdu les charmes des premières fois. Ce jugement négatif s’est atténué avec le temps, car Gibbon est revenu dans la ville pour parachever le Decline and Fall. Il retourne cependant en Angleterre au crépuscule de son existence, s’installant à Londres pour consoler son ami Lord Sheffield (1735-1821) qui venait de perdre sa femme, sa santé se détériore et il finit par mourir à l’âge de 56 ans. Ironie de l’histoire qui rappelle la mort inattendue de Voltaire à Paris après de nombreuses années d’exil.

Les charmes du séjour lausannois auront atténué les rigueurs républicaines du Gibbon des années 1760, qui percevait Berne comme une république autoritaire et les Lausannois comme des citoyens qui confondaient tranquillité et liberté. Son troisième séjour réveille son intérêt pour la vieille république aristocratique helvétique, mais probablement que Berne n’évoquait plus pour lui l’État qui en Europe suggérait la grandeur des Cités-États antiques. A l’aube de ‘l’ère des Révolutions’ – selon la formule d’un autre grand historien britannique –, Berne n’était plus un exemple de conservatisme dépassé, mais un modèle de stabilité dans une Europe au bord de la rupture.

– Helder Mendes Baiao, Assistant docteur de littérature française, Universität Bern

L’Essai sur les mœurs: une lecture personnelle

L’Essai sur les mœurs est en grande partie un recensement de la souffrance infligée par la cruauté humaine sous toutes ses formes (nous dirions aujourd’hui le sadisme), et de la quête de liberté au moins sous certaines formes. Véritable tour de force de synthèse, atteignant à la perfection du langage, il s’agit d’un ouvrage dérangeant qui fait voir un homme révolté devant l’Histoire telle qu’il la présente. Voltaire s’en est pris à l’Histoire comme il a l’habitude de s’en prendre à la Bible. Sa virtuosité en impose, mais cette histoire du monde et l’analyse du devenir historique qui en découle génèrent autant de perplexité chez le lecteur qu’elles ne l’éclairent, et ce pour plusieurs raisons, dont les moindres ne sont pas la partialité de l’auteur et sa conception atemporelle de l’Histoire. L’Essai sur les mœurs, fascinant par ses méandres, est sans doute l’œuvre de Voltaire la plus complexe du point de vue du sens qui saurait être attribué à l’ensemble.

Page de titre de la première édition

Page de titre de la première édition.

Ce n’est sans doute pas là un enjeu essentiel, mais à la toute fin, au dernier chapitre (‘Résumé de toute cette histoire’), Voltaire s’interroge sur les leçons à tirer de ce vaste panorama des actions humaines qu’il a voulu présenter à travers les mœurs, un concept qui confère une unité sémantique à son travail mais dont la spécificité est difficile à cerner. Aurait-il perçu les camps de concentration nazis comme mœurs des Allemands? Voltaire a voulu éblouir avec ses obsessions; il a créé un vertige moral en contemplant l’hypocrisie des gens de pouvoir, et s’en repentira en cherchant à atténuer le tableau morbide des abominations commises au cours de l’histoire de l’humanité qu’il a peint en parallèle avec les plus grandes réalisations de l’esprit humain. Il adoucit – un peu tard – son agressivité habituelle (‘jamais on n’a vu aucune société religieuse, aucun rite institué dans la vue d’encourager les hommes aux vices. On s’est servi dans toute la terre de la religion pour faire le mal; mais elle est partout instituée pour porter au bien; et si le dogme apporte
 le fanatisme et la guerre, la morale inspire partout la concorde’, ch.197, p.330) et crée une ouverture vers un optimisme intellectuel (‘Quand une nation connaît les arts, quand elle n’est point subjuguée et transportée par les étrangers, elle sort aisément de ses ruines, et se rétablit toujours’, ch.197, p.334).

Son ambition initiale était claire. Il a expliqué sa frustration, et celle conjointe de Mme Du Châtelet, devant la lecture de l’Histoire à laquelle il avait accès: ‘nous avons jusqu’à présent dans la plupart de nos histoires universelles, traité les autres hommes comme s’ils n’existaient pas. La Grèce, les Romains se sont emparés de toute notre attention, et quand le célèbre Bossuet dit un mot des mahométans, il n’en parle que comme d’un déluge de barbares, cependant beaucoup de ces nations possédaient des arts utiles que nous tenons d’elles; leurs pays nous fournissent des commodités et des choses précieuses que la nature nous a refusées, et vêtus de leurs étoffes, nourris des productions de leurs terres, instruits par leurs inventions, amusés même par les jeux qui sont le fruit de leur industrie, nous ne sommes ni justes ni sages de les ignorer’ (‘Nouveau Plan d’une Histoire de l’esprit humain’, OCV, t.27, p.157). Il serait difficile de contester une telle affirmation. ‘Mon principal but avait été de suivre les révolutions de l’esprit humain dans celles des gouvernements. Je cherchais comment tant de méchants hommes conduits par de plus méchants princes ont pourtant à la longue établi des sociétés où les arts, les sciences, les vertus mêmes ont été cultivés’ (‘Lettre de M. de V*** à M. de ***, professeur en histoire’, OCV, t.27, p.179). C’est donc un univers moral qui le préoccupe; Voltaire n’est pas en quête d’exotisme.

Page de titre d’une édition de 1754

Page de titre d’une édition de 1754, t.3. (Bibliothèque de l’Arsenal)

L’Essai est l’histoire des pratiques humaines, non pas celle des idées, et c’est pourquoi il ne retiendra pas comme titre l’Histoire de l’esprit humain auquel il avait songé. Voltaire aurait pu intituler son ouvrage ‘Histoire de la condition humaine’, mais il ne l’a pas fait. Il utilise le terme une seule fois, au chapitre 155: ‘Ce gouvernement [de la Chine], quelque beau qu’il fut, était nécessairement infecté de grands abus attachés à la condition humaine’ (lignes 168-69). L’objet de sa recherche n’était pas tant de décrire les mœurs comme telles à travers l’histoire de l’humanité, que de créer une occasion pour en critiquer, à la lumière de sa propre échelle de valeurs, certaines d’entre elles qui choquaient sa sensibilité morale et esthétique – et critiquer sa propre société par la même occasion.

L’histoire universelle devient un monde peuplé de personnages réels travaillés par l’imagination de Voltaire qui entretient avec eux le même genre de rapport ambivalent qu’il entretient de façon chronique dans ses relations affectives d’amour ou d’amitié. Il a traité les faits historiques comme il traite ses relations personnelles: tout devient une affaire pratiquement personnelle, lui-même étant omniprésent dans son texte, d’où son originalité. Il tire les ficelles de l’Histoire et anime un théâtre de marionettes à son gré. Laurent Avezou, dans son article ‘Autour du Testament politique de Richelieu’ (Bibliothèque de l’Ecole des chartes, t.162, 2004, p.421-53) a bien perçu cette tendance chez Voltaire (‘Le philosophe a transformé le Testament en affaire personnelle’, p.449) en dévoilant son ambivalence vis-à-vis certaines des grandes figures de l’histoire ‘qui transparaît dans son Essai sur les mœurs’ (p.448).

Lettre de Voltaire au comte d’Argenson

Lettre de Voltaire au comte d’Argenson. (Arsenal,  MS 8. H. 2243; D5903)

Voltaire nous a tenu moralement en suspens, on pourrait presque dire en otages, parce que nous ne sommes pas à même de savoir exactement quel est le jugement qu’il porte sur une quantité d’événements et de phénomènes historiques, son attitude par rapport à la découverte du Nouveau Monde et ses conséquences, par exemple. Son admiration est suivie d’une désillusion qui prend sur lui le dessus, et son dégoût pour les atrocités commises l’emporte sur la considération des avantages ou désavantages au plan économique. L’exploitation et l’esclavage sont mentionnés, mais ne font pas l’objet d’un approfondissement: ‘Les Européens n’ont fait prêcher leur religion depuis le Chili jusqu’au Japon, que pour faire servir les hommes, comme des bêtes de somme, à leur insatiable avarice’ (OCV, t.26A, p.187-88); ‘Des milliers d’Américains servaient aux Espagnols de bêtes de somme’ (p.244). Pour une région différente, parlant des ‘nègres’ de la ‘côte de Guinée, à la côte d’Or, à celle d’Yvoire […] Nous leur disons qu’ils sont hommes comme nous, qu’ils sont rachetés du sang d’un Dieu mort pour eux, et ensuite on les fait travailler comme des bêtes de somme’ (p.285). La révolte de Voltaire s’arrête à ce genre de remarques. Il faut peut-être placer ces commentaires (qui ne sont rien d’autre) en parallèle avec ceux-ci pour comprendre sa position: ‘le travail des mains ne s’accorde point avec le raisonnement, et le commun peuple en général n’use ni n’abuse guère de son esprit’ (p.66); ‘nous ne prétendons pas parler de la populace; elle doit être en tout pays uniquement occupée du travail des mains. L’esprit d’une nation réside toujours dans le petit nombre qui fait travailler le grand, qui le nourrit et le gouverne’ (p.321).

Son attitude face au cannibalisme aussi fait voir son ambivalence et la division de sa pensée: ‘La véritable barbarie est de donner la mort, et non de disputer un mort aux corbeaux ou aux vers’ (p.214); ‘Comment des peuples toujours séparés les uns des autres, ont-ils pu se réunir dans une si horrible coutume?’ (p.215). Ces points de vue ne sont pas mutuellement exclusifs, et c’est là un des traits qui fait la spécificité de l’Essai: la multiplicité des regards.

Page de titre de l’édition Cramer de 1756

Page de titre de l’édition Cramer de 1756.

Ce que Voltaire voulait accomplir pour Mme Du Châtelet, l’a-t-il réellement fait? Sans doute pas. Voltaire n’est pas librement à l’écoute des phénomènes qu’il décrit. Il ne cherche pas à comprendre, mais à imposer un point de vue normatif et provocateur; il s’adonne davantage à une esthétique des civilisations qu’à une anthropologie. S’il n’y a pour lui qu’un seul univers moral, il n’éprouve pas le besoin d’en faire la démonstration. Il a juxtaposé l’abominable au sublime sans percevoir ce qui mène à l’un ou à l’autre. Et qui le pourrait? Mais il a été à même de rattacher la psychologie individuelle aux grands mouvements historiques. Sa pensée synthétique hallucinante et ses sarcasmes sont susceptibles d’intéresser particulièrement les jeunes générations et capables tout autant de les égarer. Il a dit beaucoup de choses vraies, et si sa vérité reste incomplète ce n’est qu’un encouragement à explorer de nouveau toute une série de perspectives sur le devenir historique. L’Essai sur les mœurs est autre chose qu’un objet de musée littéraire. Les problèmes sur lesquels Voltaire s’est penché resteront toujours actuels. La connaissance du passé et de la diversité culturelle telle que présentée par un observateur du siècle des Lumières hautement original qui nous instruit autant sur son siècle que sur le monde entier s’avérera toujours utile, surtout dans le monde monoculturel où nous vivons aujourd’hui.

Dominique Lussier

‘Beyond too much’: Shakespearean excesses in the 18th century

From the mid-1750s an unprecedented Anglophilia took hold of Europe. It manifested itself throughout Germany from the mid-1770s onwards with the rampant ‘Hamlet fever’, which succeeded and fed on an earlier ‘Werther fever’. It also became apparent in the many creative interactions with Shakespeare’s plays in the works of Goethe, Schiller and Kleist. Roger Paulin speaks of Germany in the 1770s as a ‘Shakespeare-haunted culture’, Christian Dietrich Grabbe, in 1827, diagnoses a ‘Shakespearomania’, James Joyce’s Ulysses later calls the phenomenon ‘Shakespeare made in Germany’.

French texts played a crucial role in disseminating English writing about the theatre in Germany. Diderot and Voltaire acknowledged the art of David Garrick, and Voltaire’s own intense engagement with Shakespeare carried many nuances. He regarded Hamlet’s monologue ‘To be or not to be’ as theatrical raw material: ‘un diamant brut’, but he also launched into a number of famous invectives against Shakespeare, as for instance in his Essai sur les mœurs, et l’esprit des nations: ‘C’est dommage qu’il y ait beaucoup plus de barbarie encore que de génie dans les ouvrages de Shakespeare’.[1]

Shakespeare Denkmal

Shakespeare Denkmal, by Otto Lessing (1846-1912), the only Shakespeare monument on the European mainland, in Weimar.

There is a great sense of abundance in Shakespeare’s plays themselves. To many readers and audiences, his works convey a sense of copious richness of themes, ideas, characters and possibilities of language. His characters continuously cross boundaries into excess. Antony and Cleopatra dream of an ‘Egypt without bounds’, the melancholic Orsino starts Twelfth Night by saying: ‘if music be the food of love, play on, give me excess of it’, and Juliet in Romeo and Juliet realises: ‘my true love is grown to such excess / I cannot sum up sum of half my wealth’. King Lear expounds a self-surpassing dynamic of negative excess when Goneril purports to love her father in a manner that goes ‘beyond all manner of so much’.

Yet, it seems paradoxical that the texts of one of the most glorified poets in Germany, France and England could be least tolerated in their original form. What with all the enraptured admiration for Shakespeare’s plays in the theatre, editors and translators could not bear to stage them without extensive alterations. Eighteenth-century criticism and adaptations of Shakespeare’s plays for the German stage like the adaptations of D’Avenant, Dryden, Tate or Cibber in England, were by no means guided by the principles of truth to the original, nor did they present a Shakespeare verbatim, but they rather delivered a tamed and domesticated version of the original.

Franz Heufeld’s highly successful Hamlet in Vienna (1773), for instance, dispensed with Fortinbras, Laertes, Rosencrantz and the gravedigger, leaving out the play’s political background and, instead, focused on the Danish family drama. He changed Shakespeare’s Latinate names into such that he considered more apt to the Danish setting: Polonius became Oldenholm, Horatio became Gustav, etc. Most importantly, he changed the ending of the tragedy, which as a consequence was no longer tragic. Quite unlike Shakespeare’s Hamlet, that ends in a bloodbath, in Heufeld’s Denmark law and order as well as a kind of poetic justice are restored. Such ‘taming of the bard’ on German and Austrian stages operated on the basis that closeness to the original meant taking risks with the audience’s reactions. Indeed, fainting, collapse, and even premature labour were registered among the effects caused by a performance of Othello (1777) by Schröder, the ‘German Garrick’, in Hamburg.

David Garrick as Richard III, by William Hogarth

David Garrick as Richard III, by William Hogarth, 1745.

The question ‘Shakespeare yes or no, and if yes how?’ rapidly rose to a question about the ‘right’ conception of contemporary drama. To German and French criticism and theatre in the eighteenth century, Shakespeare’s works were too much, too disturbing, too complicated, too confusing, too terrifying if not utterly devastating, bloodthirsty and gruesome. And yet, it seems that his plays fascinated their directors, actors, critics and audiences not in spite of these qualities, but because of them. Their reception reveals ambivalences about the rationale of a late-Enlightenment, bourgeois morality and its claim to art.

Voltaire invited the suitably flattered Garrick to visit him in Ferney, but alas, the meeting never took place. Voltaire died in May 1778 and Garrick outlived him by only eight months. What if they had met? Would Garrick have succeeded, as he had planned, in converting Voltaire fully to his own dramatic faith?

– Claudia Olk

[1] Œuvres complètes de Voltaire (Oxford, Voltaire Foundation), vol.25 (2012), p.293-94.

Il faut se plonger dans l’Essai sur les mœurs

Le titre est trompeur. Le lecteur peut croire que l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations est une brochure rassemblant des réflexions générales sur les diverses façons de vivre et de juger des hommes, comme on en a tant produit au siècle des Philosophes. Il s’agit en réalité du plus gros livre sans doute qu’ait écrit Voltaire, en pas moins de 197 chapitres, et d’une histoire du monde entier assez détaillée, d’ailleurs publiée d’abord sous le titre d’Abrégé de l’histoire universelle. Il a fallu neuf épais volumes à la Voltaire Foundation pour en publier une édition nouvelle dans les Œuvres complètes.

Essai sur les moeurs

OCV, t.21-27: l’ensemble complet de l’Essai, t.I-IX.

Le projet de l’écrivain entre dans ces programmes ambitieux qu’a lancés le Siècle des Lumières pour embrasser l’ensemble des faits ou des connaissances, comme L’Esprit des lois qui cherche à analyser les lois de tous les temps et de tous les pays, comme l’Histoire naturelle de Buffon qui entreprend une description raisonnée de tous les aspects de la nature vivante et inanimée, comme l’Histoire générale des voyages, comme l’Encyclopédie évidemment, rassemblement des connaissances de tous ordres. Voltaire, lui, a l’ambition de présenter et de comprendre l’humanité dans toute son extension géographique et chronologique, en plongeant dans le passé le plus lointain et en allant jusqu’aux événements les plus récents, en ne se bornant pas à l’histoire de l’Europe mais en explorant aussi le passé de l’Amérique et de l’Asie. L’écrivain toutefois est réaliste; il veut voir l’achèvement de son entreprise. Aussi se dispense-t-il de redire, par exemple, l’histoire de la Grèce et de la Rome antiques, si présente dans la mémoire du public cultivé grâce aux enseignements du collège et du théâtre tragique. Et pour l’histoire contemporaine, il a pu se contenter de reprendre le Siècle de Louis XIV, dont les frontières dépassent celles de la France, et le Précis du siècle de Louis XV. La tâche restait immense, et a occupé, sinon accaparé, Voltaire pendant au moins quinze ans, de 1741 à 1756.

Voltaire n’est pas le premier à avoir écrit une histoire universelle. Son œuvre est une réplique critique à celle de Bossuet, qui unifiait et expliquait le cours de l’histoire de l’humanité par le dessein divin du salut. Elle est aussi en concurrence, notamment, avec An Universal History, from the earliest account of time to the present dirigée par G. Sale qui paraît depuis 1736 en anglais et depuis 1742 en traduction française. Mais l’attrait de l’Essai tient à la façon personnelle d’écrire l’histoire qu’a inventée Voltaire. Il a choisi d’être omniprésent dans son récit et dans ses analyses, à la différence des historiens de métier, qui s’effacent derrière leur documentation. Alors qu’ils écrivent pour un public anonyme, Voltaire explique dès le début de son livre qu’il s’adresse à une lectrice de sa connaissance: c’est Mme Du Châtelet, qui n’aimait pas l’histoire et qu’il s’agit de convertir en dégageant les leçons du passé. Mme Du Châtelet meurt avant l’achèvement du livre, mais la fiction d’un texte adressé reste vivante jusqu’au bout.

OCV, t.23, p.283.

L’auteur est présent, commente son récit et sa façon de l’organiser, multiplie les remarques de tous ordres. C’est bien par cette pratique que le livre mérite son titre d’Essai. Elle donne un contenu philosophique continu au texte. Comme on peut s’y attendre, ce contenu philosophique est d’abord marqué par une vive critique du christianisme, qui en souligne les conflits internes et insiste sur les responsabilités du clergé ou de l’intolérance religieuse dans les convulsions politiques et les guerres. Mais ce thème obsessionnel chez Voltaire laisse une large place à des observations de tous ordres qui justifient dans le titre la présence des «mœurs» et des «nations». La couleur du récit est souvent rehaussée par des effets de contraste entre les caractères et les pratiques des différents peuples. Ainsi, au moment de la prise de Constantinople par les Croisés: «Les Grecs avaient souvent prié la Sainte Vierge en assassinant leurs princes. Les Français buvaient, chantaient, caressaient des filles dans la cathédrale en la pillant» (chap.57). Les vues générales foisonnent, et suggèrent une vision d’ensemble de l’histoire des hommes, vision dans l’ensemble pessimiste; ainsi à propos du culte des images: «Enfin cette pratique pieuse dégénéra en abus, comme toutes les choses humaines» (chap.14). Le lecteur, peu à peu, voit se dessiner une «philosophie de l’histoire» voltairienne: la formule servira de titre à un texte finalement placé en tête de l’ouvrage tout entier.

C’est un gros livre dont les dimensions peuvent rebuter le lecteur. Ne nous laissons pas détourner pourtant de ce produit savoureux du génie séducteur de Voltaire. Il n’est pas nécessaire de se plonger dans la succession de si nombreux chapitres. Des titres développés, une récapitulation finale aident à s’orienter dans cette forêt de faits, de guerres, de tableaux, de jugements, de portraits. Chaque chapitre tient en quelques pages, et chaque page est fragmentée en plusieurs paragraphes souvent brefs, faits de phrases simples généralement juxtaposées. Ce livre qui prétend être écrit pour une lectrice rétive cherche sans cesse à alléger l’effort du lecteur, à capter son intérêt pour les grandes comme pour les petites choses. Comme l’écrit Voltaire à propos d’une anecdote sur Tamerlan et ses conquêtes, «il est permis d’égayer ces événements horribles, et de mêler le petit au grand» (chap.88). Il est permis d’égayer, et il est permis d’abréger, ce que ne savent pas faire d’ordinaire les historiens. En cela, l’écrivain signifie et pratique sa souveraineté, qui est celle d’un honnête homme sûr de son jugement, ennemi méprisant des érudits de profession noyés dans les détails. Il conclut ainsi le chapitre 60: «Voilà tout ce qu’il vous convient de savoir des Tartares dans ces temps reculés».

OCV, t.24, p.360.

Car il s’agit de rester entre gens de bonne compagnie, qui ont le loisir de satisfaire leur curiosité pour des mondes et des temps lointains et le droit de tirer de leurs lectures des conséquences pour la société où ils vivent et qu’ils dominent. Voltaire ne cherche pas ici à fonder son prestige sur des découvertes d’archives ou des révélations de l’archéologie. Il se présente comme le compilateur intelligent et critique des historiens qui l’ont précédé. Mais sa supériorité tient à l’activité continuelle de son jugement, qui discute à tort ou à raison leurs affirmations, propose une vision vraisemblable des faits, en tire des leçons sur la nature de l’homme, sur sa constance et sa diversité, sur ce qu’il convient et ne convient pas de faire quand on gouverne, quand on fait et défait les lois, quand on veut développer une grande civilisation ou résister à sa déliquescence. C’est cette conversation d’un esprit brillant avec les voix multiples du passé que nous avons encore plaisir et profit à écouter dans l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations.

Il est question de l’Essai et de la conception voltairienne de l’histoire dans l’article de Robert Darnton récemment publié dans le New York Times.

– Sylvain Menant

La toute première édition critique de l’Essai sur les mœurs, publiée par la Voltaire Foundation, est désormais disponible dans son intégralité avec la publication du volume I, qui comprend l’Introduction générale.

‘Résumé de toute cette histoire…’: the final chapter of Voltaire’s Essai sur les mœurs

In our final volume of text for the Essai sur les mœurs [1], Voltaire delivers a further catalogue of barbaric anecdotes and atrocities. This brings the various countries of his study up to the seventeenth century and the start of his Siècle de Louis XIV.

Resumé page

Original opening of chapter 211 in 1756, Essai sur l’histoire générale, et sur les mœurs et l’esprit des nations, depuis Charlemagne jusqu’à nos jours, vol.7, p.142.

In his final chapter, 197, ‘Résumé de toute cette histoire jusqu’au temps où commence le beau siècle de Louis XIV’, Voltaire attempts to take stock of this ‘vaste théâtre’ of his world tour, asking: ‘Quel sera le fruit de ce travail? quel profit tirera-t-on de l’histoire?’ In his answer he introduces new issues and arguments: for example, to settle old scores with Montesquieu, spared in the 1756 version, only a year after his death.

Originally written as chapter 211 in 1756, when the Essai and the Siècle formed one work (Essai sur l’histoire générale, et sur les mœurs et l’esprit des nations, depuis Charlemagne jusqu’à nos jours) and the chapters were numbered consecutively, the slightly differently titled ‘Résumé de toute cette histoire, et point de vue sous lequel on peut la regarder’ had a more pessimistic tone, perhaps because it was written soon after the Lisbon earthquake of 1755. In 1761, the chapter was then brought forward to conclude the Essai, and Voltaire composed a new ‘Conclusion et examen de ce tableau historique’ for the ensemble of his modern history texts, placed at the end of the Précis du siècle de Louis XV. The reworked conclusion to the Essai sheds some of its original pessimism, though invites the reader to share his skeptical vision of history.

Looking back over the publication history of our first seven volumes of the Essai, it seems that we, the publishing team, have also covered a ‘vaste théâtre’. Kick-started by a generous grant from the AHRC, with further financial support from the Fondation Wiener-Anspach, and after eight years’ work by:

  • four general editors,
  • twenty-eight Voltaire specialists, from ten countries, dealing with nine centuries of history,
  • seven preface contributors,
  • three typesetting companies,

and a publishing team of online researchers, bibliographical specialists, translators, indexers, copy-editors, proof-readers, typesetters, printers and distributors… the last volume of chapters has finally been published.

We, too, have taken in the world: our team of editors were based in countries as widespread as Hungary, Spain and the USA; in our research, we drew on special links with eleven libraries worldwide – most notably the National Library of Russia, Saint Petersburg, for illustrations of Voltaire’s handwritten marginalia taken from volumes in his library, as well as for vital descriptions of manuscripts.

Conceived in the 1740s, the Essai was continually reworked by Voltaire throughout his life, with major revisions published in 1753, 1754, 1761, 1768 and 1775. The reproduction of the different readings from these and further editions required the collation of thousands of variants from some sixteen editions and four manuscripts – supplemented with hours of on-screen ‘tagging’ of text to ensure that each of the variants appears at the correct point to correspond with the base text. Hundreds of historiographical sources contemporary to Voltaire were trawled for evidence as to where he had found his material – an enormous task, made easier by the appearance online of an increasing number of works as our project progressed.

As project manager, I can vouch for the team’s sense of achievement – not to say relief – as we reach this landmark point in such a monumental enterprise. ‘Quel sera le fruit de ce travail?’ Perhaps history will tell us.

– Karen Chidwick

[1] Œuvres complètes de Voltaire (Voltaire Foundation, Oxford), vol.26C: chapters 177-197.

Battles on and off the field

The eleventh of May 2015 is the 270th anniversary of the battle of Fontenoy, a great French victory in the War of the Austrian Succession (1740-1748). Voltaire’s official position as royal historiographer allowed him privileged access, for a time, to dispatches sent to Versailles from the battlefields, and he started to write an Histoire de la guerre de 1741 in which the battle of Fontenoy was central. In this he aimed to present a new kind of modern history to his contemporaries [1].

1745_Fontenoy_05

The Battle of Fontenoy (Praetiriti Fides, Exemplumque Futuri, http://pfef.free.fr/Index.htm)

 

1755edn_titlepage

Part of the work appeared in 1755 in an unauthorised edition, based on a stolen manuscript, rapidly followed by further editions and several English translations in 1756. Voltaire continued to develop the work and in an Avant-propos he makes the point that, in contrast to ancient history, modern history has been largely presented to the public through gazettes and newspapers, which ‘forment presque la seule histoire des changements arrivés de nos jours’ while ‘Il est important à la génération présente d’être informée au juste de ce qui la regarde’ [2]. The avant-propos was not published in Voltaire’s lifetime, as his falling out with the king made authorised publication of this work impossible. Instead the text went through several metamorphoses that were incorporated into the Essai sur les mœurs, and then the Précis du siècle de Louis XV which appeared first as an addendum to Le Siècle de Louis XIV.

Damiens_cropped

Robert-François Damiens (gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France)

 

The Précis allowed for a candid view of Louis XV’s reign and reads like a contemporary political account of the period. Indeed, in the Précis Voltaire goes so far as to provide many details of the case against Robert-François Damiens, who had attacked and wounded the king, and the accusations made by this ‘régicide’ against prominent magistrates of the parlement of Paris who, Damiens claimed, had influenced his actions. Voltaire knew that ‘le parlement serait fâché qu’on vît dans l’histoire ce qu’on voit dans le procès verbal’ (D10985, 6 February 1763), but included it nonetheless. The modernity of Voltaire’s views on the need for modern history is summed up by his belief in the importance of transparency: ‘Il est utile de savoir la vérité de ce qui nous regarde, difficile de la démêler, et dangereux de la dire’ [2].

– James Hanrahan, Trinity College Dublin

[1] On this topic see Pierre Force, ‘Voltaire and the necessity of modern history’, Modern Intellectual History, 6, 3 (2009), p.457-484.

[2] Voltaire, Histoire de la Guerre de 1741, ed. by Jacques Maurens (Paris, Garnier, 1971), p.3.

Voltaire: historian of modernity

Voltaire’s historical writings form a significant part of his output, including works on Louis XIV, Louis XV, Charles XII, Peter the Great, the Holy Roman Empire, and even a pioneering universal history. These histories were highly regarded in his lifetime, and Voltaire was a powerful influence on the other great historians of the age, Hume, Gibbon and Robertson.

Voltaire painted by Garneray, engraved by Alix.

Voltaire painted by Garneray, engraved by P. M. Alix. Voltaire’s achievements are listed as ‘Philosophie, Tragédie, Histoire, Poème, La Henriade, Comédies, Temple du goût, La Pucelle, Contes, Œuvres divers’. Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Despite this, writers now are uncomfortable in trying to explain the importance of Voltaire as a historian. Karen O’Brien, for example, remarks that ‘Voltaire’s histories have not recovered today from the low reputation to which they sank after the French Revolution’. [1] We typically criticise Voltaire’s histories for being polemical and tendentious: his determination to view everything from a resolutely modern point of view can make him seem naïve, and some find it puzzling that his histories were once held in such esteem.

The aim of the Voltaire: historian of modernity project is to come to a better understanding of Voltaire’s overall philosophical project, by focusing on a neglected aspect of his work: his determination to write ‘modern’ history. Much of his historical writing, especially in the earlier years, is devoted to the modern world. Voltaire first explores the defining characteristics of the modern world (the benefits of trade, the scientific revolution, religious toleration) in a book about England (Lettres sur les Anglais, or Lettres philosophiques), before studying the flourishing culture of France during the previous century (Le Siècle de Louis XIV). He then extends this exploration, forwards into modern France (Précis du siècle de Louis XV)and outwards into the recent history of the whole world (Essai sur les mœurs).

The study of recent history was, Voltaire declared bluntly, ‘a matter of necessity’. [2] The study of modern times was more precise than the study of ancient history, because sources were more numerous and more reliable. Most importantly – and here Voltaire seems influenced by the English writer Bolingbroke – modern history is best placed to offer us instructive examples. Traditionally, it had always been ancient history that was thought to be significant as a source of morally improving examples of conduct. Voltaire turns that idea on its head. As an Enlightenment philosopher, he wants to teach the lessons of free thought and religious tolerance, and he turns to modern history for telling examples to prove his point.

Voltaire’s histories are not in a separate category on the margins of his œuvre: they are at its very core. We need to (re)read the modern histories alongside Voltaire’s other polemical works, and to understand them as part of one and the same project. The spirit of criticism that characterises the Enlightenment begins when we scrutinise our own age, and we cannot fully understand Voltaire the philosopher without appreciating his commitment to the study of modern history. [3]

– Nicholas Cronk

[1] Narratives of Enlightenment: cosmopolitan history from Voltaire to Gibbon (Cambridge, 1997), p.21.

[2] Conseils à un journaliste, see Œuvres complètes de Voltaire, vol.20A (Oxford, Voltaire Foundation, 2003), p.482.

[3] This blog post is based on an article that first appeared in the Leverhulme Trust Newsletter in 2014.

A tale of losing, finding and coming home

JG_JMM_1

In April of last year we were mourning the loss of our friend and colleague José-Michel Moureaux, whom we remember not only for the impeccable editions that he prepared for the Œuvres complètes de Voltaire (for instance La Défense de mon oncle, the Discours de l’Empereur Julien), but also for his good advice, his unfailing interest in the life of the Voltaire Foundation and his kindness. We still feel his loss most keenly.

In April of this year, working on the chapters of the Essai sur les mœurs concerned with the discovery of the New World, we were in need of Fernand Caussy’s Œuvres inédites de Voltaire, a rare book of which the first volume only was printed just before the outbreak of the First World War (a small 1971 reprint is no longer available). This volume contains the fruits of Caussy’s work in St Petersburg more than a hundred years ago, among them transcriptions made by him of unpublished manuscript fragments in Voltaire’s hand relating to the chapters in the Essai sur les mœurs on the New World and only partially retranscribed by R. Pomeau during his own visit to St Petersburg. Up to now we have made use of the copy in the Bodleian Library, but for detailed work on these particular fragments we needed a copy here at 99 Banbury Road, a copy that we could use intensively – even adding our own marginalia!  We made one last on-line search, and located a copy of the original edition for sale by a small bookseller in the south of France.

JG_JMM_2

Once the book arrived our need to get on with the work for the Essai was so pressing (this volume, OCV, t.26A, was published last month) that it was several weeks before the volume happened to fall open at the flyleaf, where we found the signature ‘J.-M. Moureaux, 1983’…

José-Michel’s copy was signed as a presentation copy from Fernand Caussy to one of his own colleagues in 1914.  It has at some stage been bound in an institutional binding. We don’t know how it came into José-Michel’s own library, but we are delighted that it has made its way to 99 Banbury Road, and we like to think that José-Michel would have been delighted too.

–JG

Putting a price on slavery: Voltaire and the New World

Voltaire and globeIt is now the mid-sixteenth century, and we have passed the half-way mark in the publication of Voltaire’s Essai sur les mœurs with the appearance this month of our fifth volume of text. In its fascinating central section (chapters 148-54), Voltaire charts the discovery of the New World and the rivalries between the various European powers in the exploitation of its wealth – without losing sight of the moral conflict caused by the parent powers and their depredations in the development of this new economy.

Two hundred and fifty years later, in September this year, it was announced that fourteen Caribbean countries are seeking reparations for the 10-12 million Africans transported to the New World in order to sustain that new economy. With an ongoing desire for justice, The Caribbean Community countries (Caricom) hope to create an inventory of the wrongs suffered, and on the basis of this to demand an apology and reparations from the former colonial powers of Britain, France and the Netherlands (New York Times). Caricom established an official reparations commission in July.

In chapter 152 of his Essai, Voltaire, always with an eye on human suffering, comments on the ‘marchandise humaine’ from the African coasts used to exploit the commodities of the New World: ‘Nous leur disons qu’ils sont hommes comme nous, qu’ils sont rachetés du sang d’un Dieu mort pour eux, et ensuite on les fait travailler comme des bêtes de somme […] s’ils veulent s’enfuir, on leur coupe une jambe […] Ce commerce n’enrichit point un pays; bien au contraire, il fait périr des hommes.’

W. Burke, An account of the European settlements in America, part 5, ‘The French settlements’ (London, 1758), vol.2, p.[iii-iv]; Voltaire’s copy contains his handwritten notes.

W. Burke, An account of the European settlements in America, part 5, ‘The French settlements’ (London, 1758), vol.2, p.[iii-iv]; Voltaire’s copy contains his handwritten notes.

In October, the Australian-based rights organisation Walk Free released a Global Slavery Index. The International Labour Organisation estimates that in 2013 there are almost 21 million people worldwide who are victims of forced labour.

‘… après cela,’ says Voltaire, ‘nous osons parler du droit des gens.’

Essai sur les mœurs, volume VI, chapters 130-162
OCV, vol.26A, ISBN 978 0 7294 0976 6, publication November 2013

–KC