Dix raisons de lire et d’aimer ‘La Henriade’ de Voltaire

La Henriade a obtenu le privilège – rarissime – d’être considérée, du vivant de Voltaire, comme un classique, une œuvre qui pouvait être étudiée en classe. Les rééditions incessantes jusqu’au XIXe siècle, ou les parodies et les traductions en plusieurs langues, témoignent de l’énorme succès de ce poème épique, et cela en dépit des réactions sévères et partisanes de la part des détracteurs de l’auteur. Voltaire a défendu avec détermination son épopée, et se désigne de surcroît, dans le titre d’une œuvre-testament, ‘auteur de La Henriade’; cette périphrase attribue au poème une marque de distinction au sein d’une production foisonnante ainsi qu’une valeur métonymique, à savoir le chef-d’œuvre destiné à entrer dans le temps de Mémoire. Néanmoins, du point de vue historiographique, les critiques ont réussi à s’imposer au fil du temps, la défaveur pour un genre en déclin comme l’épopée ayant sans doute été fatale.

Si on peut supposer que tout le monde connaît le titre ‘La Henriade’, on ne peut pas affirmer pour autant que tout le monde ait lu l’œuvre. Elle n’a jamais été introuvable: véritable succès de librairie, il a toujours été facile de se procurer une édition parue au XVIIIe ou au XIXe siècle. Parmi les éditions modernes, il faut remonter cependant à celle procurée par O. R. Taylor en 1970 pour les Œuvres complètes de Voltaire, savante et volumineuse, idéale surtout pour la consultation. Un demi-siècle après celle-ci paraît enfin une nouvelle édition.

C’est là l’occasion de se forger soi-même une idée sur ce poème épique, sans intermédiaires, en délaissant les critiques normatives de La Beaumelle et Batteux, reprises plus récemment par Pierre Bayard. Il y aurait alors au moins dix bonnes raisons de lire et d’apprécier, voire d’aimer La Henriade:

La première raison est que l’on peut se procurer enfin une édition récente et commentée de La Henriade, parue chez Classiques Garnier, plus maniable malgré les autres textes qui l’accompagnent. Dans l’Essai sur les guerres civiles, Voltaire esquisse l’escalade qui aboutit aux luttes fratricides et les solutions philosophico-politiques pour mettre fin à la guerre. Dans l’Essai sur le poème épique, il explique et légitime la place de son épopée moderne en qualité de digne héritier d’Homère et de Virgile. Cette nouvelle édition, pour la première fois, met en réseau La Henriade avec des considérations poétologiques et la réflexion historienne de Voltaire.

Si on s’intéresse à l’histoire des guerres de religion, on pourra apprécier un récit pathétique et terrifiant du massacre de la Saint-Barthélemy, qui commence avec l’assassinat de Coligny, cet amiral ‘qui aimait la France en combattant contre elle’, un récit saisissant qui inspire des tragédies sur la mort de Coligny (Coligni ou la Saint-Barthelemi de Baculard d’Arnaud, 1740) ou des tableaux (L’Amiral Coligny en impose à ses assassins de Joseph-Benoît Suvée, 1787). Ce chant, que Voltaire ne retouche guère, aura contribué à fonder une mémoire visuelle de la Saint-Barthélemy que la littérature romantique saura mettre à contribution, par exemple l’épisode de Charles IX tirant avec l’arquebuse sur les huguenots depuis le Louvre, ce roi qui ‘du sang de ses sujets souillait ses mains sacrées’, crime atroce que souligne l’allitération.

‘Qui pourrait… exprimer les ravages / Dont cette nuit cruelle étala les images!’ (La Henriade, chant 2). Voltaire avait suggéré quelques modifications que Gravelot n’a pas retenu: ‘Je ne sais si dans le dessin de la Saint-Barthelémy, le personnage qui porte d’une main un flambeau, et de l’autre une épée, les tient dans une attitude assez terrible. Je ne sais s’il ne conviendrait pas qu’on aperçût son visage, qu’il parût enflammé de fureur et qu’il eût un casque sur la tête, au lieu de chapeau. C’est à vous, Monsieur à en décider’ (lettre passée en vente en 2022 chez Drouot).
‘Mayenne, qui de loin voit leur folle entreprise, / La méprise en secret, et tout haut l’autorise’ (La Henriade, chant 4). Le dessin de Gravelot reflète fidèlement la vision de Voltaire: ‘Je ne haïrais pas au quatrième chant quelques moines, et quelques prêtres armés; la religion éplorée les regardant avec indignation ; la discorde à leur tête, et le duc de Mayenne avec quelques ligueurs à un balcon souriant à cette milice monacale’ (lettre passée en vente en 2022 chez Drouot).
  

Dans La Henriade on peut lire une satire du Vatican, qui ‘de la discorde allume les flambeaux’, et du pape qui ‘met aux mains de ses fils un glaive sanguinaire’. C’est déjà tout l’esprit satirique de Voltaire qui se déploie, comme dans ses vers épigrammatiques sur la Rome catholique: ‘Inflexible aux vaincus, complaisante aux vainqueurs, / Prête à vous condamner, facile à vous absoudre’. Raisons suffisantes pour attirer les foudres de la censure catholique en France, où le poème épique fut interdit de publication, mais aussi les sympathies du lectorat protestant – et c’est à Londres que paraît, avec une dédicace à la reine Caroline, l’editio princeps en 1728.

Rédigé en grande partie en Angleterre, et à la découverte de ce pays, de son système politique, de la physique de Newton, La Henriade fait écho à certaines prises de positions développées dans les Lettres philosophiques. Elisabeth d’Angleterre incarne ce pays du progrès, elle qui avait su rétablir le progrès économique, politique et artistique. Après plusieurs années tumultueuses entre différentes factions, elle donne l’exemple de ce que doit être un siècle éclairé philosophiquement, entraînant la prospérité: 

‘Londres, jadis barbare, est le centre des arts,
Le magasin du monde, et le temple de Mars.
Aux murs de Westminster on voit paraître ensemble
Trois pouvoirs étonnés du nœud qui les rassemble,
Les députés du peuple, et les grands, et le roi,
Divisés d’intérêt, réunis par la loi; […].
“Ah! s’écria Bourbon, quand pourront les Français
Réunir comme vous la gloire avec la paix?
Quel exemple pour vous, monarques de la terre!
[…]
“Vous régnez, Londre est libre, et vos lois florissantes.
Médicis a suivi des routes différentes.
[…]
Le ciel qui vous forma pour régir des états,
Vous fait servir d’exemple à tous tant que nous sommes,
Et l’Europe vous compte au rang des plus grands hommes.’

C’est également dans ce poème qu’est proposé un premier tableau voltairien du siècle de Louis XIV, partagé entre une critique de l’absolutisme:

‘Ciel! quel pompeux amas d’esclaves à genoux
Est aux pieds de ce roi qui les fait trembler tous!
Quels honneurs! quels respects! jamais Roi dans la France,
N’accoutuma son peuple à tant d’obéissance.’

Et l’éloge du progrès des arts et des sciences:

‘Siècle heureux de Louis, siècle que la nature
De ses plus beaux présents doit combler sans mesure,
C’est toi qui dans la France amènes les beaux arts;
Sur toi tout l’avenir va porter ses regards;
Les Muses à jamais y fixent leur empire;
La toile est animée, et le marbre respire.
Quels sages rassemblés dans ces augustes lieux,
Mesurent l’Univers, et lisent dans les Cieux;
Et dans la nuit obscure apportant la lumière,
Sondent les profondeurs de la nature entière!
[…]
Français, vous savez vaincre, et chanter vos conquêtes:
Il n’est point de lauriers qui ne couvrent vos têtes.’

De manière plus générale, La Henriade livre les premières réflexions de Voltaire sur l’intolérance et le fanatisme religieux ainsi que sur les horreurs de la guerre, qui font écho à notre actualité. Voltaire se contente de condamner les radicalismes:

‘Je ne décide point entre Genève et Rome
De quelque nom divin que leur parti les nomme
J’ai vu des deux côtés la fourbe et la fureur.’

Mais La Henriade est également un poème épique, qui donne accès à la création d’un jeune poète qui n’arrêtera jamais de récrire ses vers et de repenser son poème. On pourra apprécier la cadence et la vocalité de l’alexandrin de Voltaire:

‘Au milieu de ses feux, Henri brillant de gloire, / Apparaît à leurs yeux sur un char de victoire’ (La Henriade, chant 5). Le dessin de Gravelot se conforme de nouveau à une suggestion de Voltaire: ‘Comme on a déjà gravé l’assassinat de Henri trois pour le cinquième chant, je crois que les conjurations magiques des Seize pourraient fourni un sujet très pittoresque. Il est aisé de rendre Henri quatre ressemblant, on pourrait le dessiner sur un char traversant les airs aux yeux des sacrificateurs étonnés’ (lettre passée en vente en 2022 chez Drouot).

‘Quand un roi veut le crime, il est trop obéi:
Par cent mille assassins son courroux fut servi,
Et des fleuves français les eaux ensanglantées,
Ne portaient que des morts aux mers épouvantées.’

La structure narrative des dix chants a été critiquée puisqu’elle ferait avancer rapidement l’action, mais aujourd’hui on appréciera sans doute qu’on ait renoncé aux descriptions fastidieuses sur les préparatifs militaires ou sur les affrontements guerriers au profit de l’esprit de paix et de tolérance qui est défendu dans le poème ainsi que d’une action qui progresse avec détermination vers cet horizon.

La Henriade est une œuvre complexe, accompagnée de plusieurs autres paratextes que Voltaire a orchestrés dans les moindres détails. Des illustrations devaient être intégrées dans la toute première édition, parue avec le titre La Ligue (1723), et Voltaire entretient les contacts avec les dessinateurs et les graveurs les plus importants, tels que Charles Dominique Eisen ou Gravelot, pour réaliser un livre mémorable au niveau de sa matérialité.

10° Plusieurs autres paratextes accompagnent La Henriade, inséparable de ces textes programmatiques qui défendent et illustrent le poème épique, comme l’épître du roi Frédéric II de Prusse, qui célèbre Voltaire comme à la fois philosophe et historien, et surtout poète qui n’a rien à envier à Virgile. Dans ces textes historiques, on découvrira également la portée ludique de La Henriade, notamment dans le rapport entre la gravité du texte épique et l’insolence de certaines notes, comme celle de la mort du père du héros, le roi Antoine de Navarre, ‘le plus faible et le moins décis’, décédé en urinant.

En parcourant le texte, les deux essais, les paratextes ou en s’intéressant à l’histoire éditoriale d’une œuvre aussi riche que complexe, on pourra ainsi lire, voire découvrir La Henriade et s’en faire une idée peut-être plus juste.

En guise d’introduction, on pourra suivre cette présentation de Jean-Marie Roulin donnée au château de Coppet, et suivie d’une lecture de quelques extraits par Pilar de la Béraudière.

– Daniel Maira (Université de Göttingen) et Jean-Marie Roulin (Université Jean-Monnet Saint-Étienne / IHRIM)

Meet the Suassos – tracing a family tree among Voltaire’s London patrons

One of the pleasures of exploring the recently completed Œuvres complètes de Voltaire is occasionally stumbling across hidden treasures which can enrich our understanding of the writer’s life and work. One such treasure, found in volume 6A, is the list of 342 subscribers who supported the publication of his epic poem, La Henriade, in London in 1728. It provides a fascinating insight into his connections and networks in the English capital and beyond. The list is printed in what could first appear to be a rather haphazard fashion, and certainly not in anything so easy to navigate as alphabetical order by name. Yet as one begins to delve into the identities behind the names, it becomes clear that certain family groups and other social and professional relationships are hidden in the ordering of the list.

René Pomeau has already illuminated some of these milieux and networks.[1] He identifies the Mendes d’Acosta family of bankers; a literary contingent that includes Horace Walpole, Congreve and Swift; an intellectual group, with Samuel Molyneux, Anthony Collins, Rev’d Dean Berkeley and Newton’s nephew John Conduitt; Anglicans and Quakers; some names plausibly from London’s Huguenot community; families belonging to the British aristocracy; and finally a number of ambassadors or other diplomats from Protestant European states (Denmark, Brunswick, Sweden, Holland, and Prussia).

But a list of subscribers should not be confused with a list of everyone known to Voltaire in England at the time. Just as those creating online petitions today exhort signatories to share the petition with their friends and family, so it appears to have been with literary subscriptions in the eighteenth century. Beyond the obvious names and the famous ones, then, many wider circles emerge from the list, often grouped together, but sometimes surprisingly not.

Detail from page nine of the list of subscribers to La Henriade (London, 1728), including the elusive Suassos.

As we worked to prepare this volume for publication, the names ‘Honourable Baron Swasso’, ‘Honourable Lady Swasso’ (p.9) and ‘Alvaro Lopes Swasso, Esq.’ (p.10) at first resisted identification. But family connections, in this case unearthed by Norma Perry, turned out to be the answer. The first two names appear in the list of subscribers just ahead of a group from the Mendes Dacosta family, mentioned above as one identified by René Pomeau: Anthony Moses Dacosta and his wife Catherine (‘Mrs Catherine D’acosta’). This couple (also cousins) were members of a large family who had emigrated to London to escape anti-Semitic persecution in Portugal in the seventeenth century, and had become naturalised and prosperous in their new home city. Another cousin, Anthony Jacob Dacosta, was a banker who had speculated badly and ended up bankrupt, ultimately fleeing to France at the end of 1725.

One of Anthony Jacob’s enraged creditors was none other than Voltaire himself, who, upon trying to present him with letters of credit in the summer of 1726, was apparently furious to find that his man had lost all his money and fled the country. Perry suggests that Voltaire may have encountered Anthony Moses while searching for Anthony Jacob. The ensuing interview went unexpectedly well given the circumstances: Voltaire appears to have subsequently been on friendly terms with Anthony Moses and his immediate family. Perry also proposes that Voltaire may have attended social gatherings at their main residence, Cromwell House; he certainly noted a witty exchange with Catherine in his notebook of the period: ‘Madame Acosta dit en ma présence à un abbé qui voulait la faire chrétienne, votre dieu, est-il né juif? Oui. A-t-il vécu juif? Oui. Est-il mort juif? Oui. Eh bien soyez donc juif.’ (Madame Acosta said in my presence to a cleric hoping to convert her to Christianity, Was your God born Jewish? Yes. Did he die Jewish? Yes. Well then, become Jewish. [Translation source])

Portrait of Alvaro Lopes Suasso by Catherine da Costa (1718, Joods Historisch Museum).

But, to return to our Suassos, the proximity of the Mendes Dacosta family to the baron and Lady ‘Swasso’ in the list was the clue which led us to their identity. Anthony Moses and Catherine’s daughter, Leonor Rachel, was married to the Dutch-Jewish baron Antonio Lopes Suasso, and was thus the ‘Lady Swasso’ of the subscribers. And Alvaro Lopes Suasso, who appears further down in the list on page ten, was Antonio’s brother. The Suassos were an eminent banking family in the Netherlands, fervent supporters of the House of Orange. Like Voltaire himself, Alvaro later became a member of the Royal Society, which Voltaire compares to the French Academy in the Lettres sur les Anglais, and our old friend Catherine da Costa, a talented miniaturist, painted his portrait, as well as (probably) that of her Suasso grandchildren (‘[Two young children holding an orange]’, gouache on ivory, ex Sothebys, 16 March 1999).

We can also identify Anthony Moses’ younger brother, Joseph. He subscribed for two books for himself, suggesting an even keener interest in either the work or the author than his brother had. Even Catherine’s brothers, Anthony and James ‘Mendoz’ (Mendes) put themselves down for a copy each. Directly below them, we find a certain ‘Abr. Telles, Esq’, who seems on initial research to have further Dutch-Jewish connections – perhaps another family friend, though we have not yet managed to pin down a specific relationship. And he had already subscribed to at least one other book alongside assorted Suassos and da Costas, a 1725 Vocabulary in Six Languages (which lists its subscribers in alphabetical order).

Details from pages five and nine of the list of subscribers to R. J. Andrée, A Vocabulary in Six Languages (London, 1725). Present in the list is Abraham Telles, along with several members of the da Costa and Suasso families.

Voltaire may have known other members of the family too, but it must be the case that some were approached to subscribe not by the author himself, but by other relations acting as intermediaries. Even this small section of the list of subscribers, then, which might at first glance appear an arid document devoid of interest, is testament to the influence of family connections in literary patronage of the period, and to the effectiveness of networks in a world before social media. These lists are rich sources of information and we can guarantee that there will be more stories to tell about this one in particular.

– Alison Oliver and Gillian Pink


[1] In ‘Voltaire en Angleterre. Les enseignements d’une liste de souscription’, Littératures III 4 (January 1955), p.67-76 (repr. Revue Voltaire 1, 2001, p.93-100).

Voltaire séducteur

Dans l’ensemble, la critique moderne s’est surtout intéressée à la signification des œuvres de Voltaire et particulièrement à leur portée philosophique. Le contexte dans lequel on l’a lu est celui des ‘philosophes des Lumières’, un groupe en réalité disparate et divisé, mais unifié dans l’historiographie par des buts communs, la lutte contre les préjugés et les progrès de la raison.

Ce sont bien les buts que Voltaire poursuit dans son œuvre, mais cette entreprise doit se concilier chez lui avec une préoccupation majeure, sa réussite littéraire. Cette préoccupation n’est évidemment pas étrangère à ses confrères en littérature, mais elle semble particulièrement puissante chez le ‘poète-philosophe’ qui a réussi à faire de son siècle, dans l’opinion publique, ‘le siècle de Voltaire’. Cette constatation, ou ce choix de lecture, conduit à scruter les rapports entre l’écrivain et son lecteur.

À côté d’une prise en compte des traces profondes, visibles ou cachées, que les péripéties de son existence ont laissées dans sa création littéraire, à côté de l’analyse des ambitions intellectuelles d’un grand esprit aux curiosités universelles, animé d’un intense ‘besoin de vérité’ (Marc Hersant), il y a place pour la description des méthodes que Voltaire a pratiquées dans tous les genres littéraires pour concilier son projet critique et ‘philosophique’ au sens du XVIIIe siècle avec les attentes et les résistances du lecteur de son temps auquel il pense en écrivant ou en dictant. Cette démarche critique a déjà été pratiquée à propos de ses lettres (notamment par Geneviève Haroche-Bouzinac) ou à propos de certains de ses écrits polémiques (notamment par Olivier Ferret). Mais elle joue un rôle permanent dans toutes les formes de l’écriture voltairienne.

Il suffit de feuilleter la correspondance de l’écrivain pour mesurer l’intérêt passionné avec lequel, de sa jeunesse à ses derniers jours, il sollicite et guette les avis des membres de son premier cercle de lecteurs, celui de connaissances fidèles, appartenant au monde auquel il est attaché, des camarades de collège comme Cideville aux animatrices de salons en vue comme Mme Du Deffand, ou à des personnalités de la cour, comme les d’Argental. La circulation de copies manuscrites en avant-première permet à Voltaire de tenir compte des réactions de ce public représentatif de l’élite sociale à laquelle il veut plaire, à la fois parce qu’elle a le pouvoir d’assurer le succès et parce qu’elle détient une influence majeure dans le domaine politique et moral.

Anicet-Charles-Gabriel Lemonnier, 1812, Lecture de la tragédie de ‘l’orphelin de la Chine’ de Voltaire dans le salon de madame Geoffrin, huile sur toile, Musée National du Château de Malmaison, Rueil-Malmaison.

Ces ‘prépublications’ lui permettent de perfectionner une adaptation de ce qu’il écrit aux attentes et au goût du lecteur qu’il ambitionne de séduire. Ce lecteur est presque certainement catholique et de tendances conservatrices, même s’il existe des nuances entre la noblesse militaire et la bourgeoisie cultivée, par exemple. Pour conquérir ce public, il n’y a pas d’autre voie que celle d’un respect, au moins d’apparence, pour ses réflexes intellectuels, ses convictions et ses intérêts.

C’est ce que la finesse de Voltaire lui enseigne, mais c’est aussi ce que lui a appris la rhétorique de sa jeunesse, cette forme moderne de la seconde sophistique qui est enseignée dans les collèges de la Compagnie de Jésus. De là sort une véritable poétique voltairienne de la conciliation, qui englobe tous les aspects de la création littéraire: choix des genres, superposition des thématiques, captatio benevolentiae fondée sur un jeu de masques.

S’agit-il de dénoncer l’influence terrifiante de la religion sur l’action politique? Ce sera dans une épopée, genre académique, à sujet national et monarchique, avec des épisodes charmants ou terrifiants, comme celui des amours d’Henri ou celui du siège de Paris où la famine conduit à des comportements monstrueux. S’agit-il de remettre en question l’idéal chrétien de chasteté? Ce sera dans des contes en prose ou en vers, comme L’éducation d’une fille, qui célèbre l’union libre sur le mode gai et badin.

Le genre si sérieux et à la mode en Europe de l’histoire universelle est exploité pour dénoncer mille absurdités des croyances et des institutions, mais avec des brassées d’anecdotes et de scènes pittoresques, des aperçus exotiques, des réflexions qui font ressortir la supériorité de la civilisation où vivent les lecteurs contemporains, comme le fait la conclusion du Siècle de Louis XIV, histoire certes ‘philosophique’ d’un règne, mais farcie de ‘particularités et anecdotes’, de détails sur l’armée et les combats, de portraits de figures mondaines, de récits de fêtes.

Rien de plus respectable que la tragédie: ce genre, ornement des cours, rassemble tous les éléments de la culture officielle. C’est donc dans une tragédie comme Mahomet, d’inspiration si catholique en apparence qu’elle peut être dédiée au pape, que Voltaire dénonce l’imposture religieuse, support du despotisme. Il désarme ainsi la défiance de gens dont la vie est enracinée dans le catholicisme.

Pour se concilier un public idéologiquement hostile à ses convictions, mais dont les regards sont tournés vers les cours et les monarques, il consacre tout au long de sa carrière des ouvrages historiques à des figures royales, Charles XII, Louis XIV, Pierre le Grand, les souverains du Saint-Empire. Pour plaire à une aristocratie à dominante militaire, il donne à l’armée et à la guerre une large place, du Poème de Fontenoy à l’Essai sur les mœurs.

OCV, t.23, p.283.

Un autre remède à la défiance du lecteur qu’il veut choisir, c’est l’usage des vers. Fortement liés dans les esprits avec un loisir de qualité et avec une longue tradition classique, ils constituent un langage en général indépendant des réalités et des débats du temps (même si derrière l’aimable paravent des bergeries peut se cacher le loup de la satire). Nourris du souvenir d’Horace et de Lucrèce, les lecteurs auxquels s’adresse Voltaire sont prêts à accepter bien des audaces morales et philosophiques, sans y voir malice. Le poète Voltaire travaille ainsi, le plus souvent aimablement et gaîment, à faire accepter le philosophe Voltaire.

Bien d’autres ressources littéraires l’aident à concilier les attentes du public et son inspiration. Il mêle des thèmes audacieux, comme l’apologie du bonheur par la consommation, à des thèmes traditionnels, comme celui du bonheur rustique dans la simplicité (Discours en vers sur l’homme). Il présente dans le cadre de genres neutres et utilitaires à la mode comme le dictionnaire un mélange d‘informations inoffensives et d’idées subversives (Dictionnaire philosophique portatif).

En lisant de près, au cours d’une longue carrière de commentateur et d’éditeur de ses œuvres, des textes de Voltaire dans tous les genres qu’il a pratiqués, j’ai cru pouvoir discerner chez lui une anticipation permanente des réactions d’un certain lecteur auquel il ne cesse de penser. Il m’a semblé que cette préoccupation était en général plus décisive dans sa création que l’influence des modèles, le respect des règles, les pulsions de l’inconscient, la marque des expériences, la recherche de la cohérence intellectuelle… C’est elle qui mettait en musique tous ces matériaux et déterminait leur choix. Cette approche critique peut s’appliquer à d’autres auteurs; mais elle trouve dans l’œuvre de Voltaire un objet fascinant. Voltaire n’avait qu’un maître: son lecteur, tel qu’il le connaissait ou l’imaginait. C’est ce que j’ai essayé de montrer dans le livre que j’ai sous-titré: Essai sur la séduction littéraire.

Sylvain Menant, Voltaire et son lecteur, essai sur la séduction littéraire (Genève: Droz, 2021).

Voltaire est un écrivain du passé universellement célèbre, comme Shakespeare, Tolstoï, Molière, Balzac ou Goethe. L’essentiel de l’œuvre de ces derniers auteurs est largement connu par le public cultivé de tous les pays, dans la langue originale ou en traduction, mais ce n’est pas le cas pour Voltaire, même en France. Il ne surnage de son œuvre qu’un ou deux contes en prose, que lui-même considérait comme des à-côtés inavouables du monument littéraire et philosophique qu’il avait eu l’ambition de bâtir.

Subsistent aussi, et de façon plus évidente, une façon de penser, sceptique et ironique, ‘l’esprit voltairien’, et la réputation d’un maître de justice et de tolérance. Mais la connaissance de cet esprit est fondée sur des on-dit bien plutôt que sur une fréquentation directe des textes. La lecture de son œuvre s’est réduite de façon spectaculaire après sa mort, même si les éditions de ses œuvres complètes se sont multipliées depuis l’édition de Kehl, dont il a pu voir la préparation, jusqu’à la grande édition dont la Voltaire Foundation vient d’achever triomphalement la publication.

C’est que le lecteur pour lequel Voltaire a écrit son œuvre, qu’il a cherché et réussi à séduire, sans jamais se relâcher dans cette entreprise, ce lecteur n’est plus.

– Sylvain Menant

Sylvain Menant, professeur émérite à la Sorbonne (Sorbonne-Université), vient de recevoir le Grand Prix de la Critique 2022 de l’Académie française pour Voltaire et son lecteur, essai sur la séduction littéraire (Genève: Droz, 2021) et l’ensemble de ses travaux critiques.

Of Voltaire’s London years and the Lettres sur les Anglais

Thanks to support from the AHRC for the publication of one of the iconic texts of the Enlightenment, Voltaire’s Lettres philosophiques, a.k.a. Lettres sur les Anglais (1733, published in English the same year under the title Letters concerning the English nation), the Voltaire Foundation launched both online and offline events this summer.

First page of the preface to the Letters concerning the English nation (London, 1733), the first edition of Voltaire’s text to be published.

First page of the preface to the Letters concerning the English nation (London, 1733), the first edition of Voltaire’s text to be published.

On 27 September Professor Nicholas Cronk gave a talk entitled ‘Voltaire in London: Cultural life in the 1720s’, hosted at the Handel House Museum in London. Handel lived at 25 Brook Street in Mayfair from 1723 to 1759; Voltaire, for his part, was lodging at a rather less smart address in Soho in the latter part of the 1720s. We do not know if Handel and Voltaire ever met, but both men made significant contributions to the cosmopolitan cultural life of London in the 1720s.

Voltaire was in his early thirties and already a well-known poet when he came to London to launch a subscription to publish La Henriade, an epic poem glorifying King Henri IV of France, which touches upon the evils of religious fanaticism, among other topics. Originally, he had hoped to get permission to have it published in France with a dedication to the young Louis XV, but the subject matter of his poem was such that permission was not granted. Voltaire decided to go to London to have it published by Huguenot printers, free from censorship, and the book was dedicated to Queen Caroline.

Voltaire settled at the White Perruke on Maiden Lane in Soho, in a Huguenot area of the capital where French was widely spoken and which extended to Spitalfields. He stayed in London for two and a half years and taught himself English. He was a regular visitor at the Drury Lane theatre, where he discovered Shakespeare. He read Gulliver’s Travels in English and attended an early performance of Gay’s Beggar’s Opera.

Voltaire read Addison’s Spectator, a publication whose tone and format was to prove a big influence on his own Lettres philosophiques. He met Pope, Gray and Swift, and was instrumental in popularizing Newton’s ideas in France. He was made a Fellow of the Royal Society in 1743.

(Bodleian Library, University of Oxford)

(Bodleian Library, University of Oxford)

Interestingly, an exhibition of waxworks organised on the Strand not long after Voltaire’s death featured an effigy of ‘that justly admired French genius’ who had been ‘in his lifetime an intimate friend to Pope, Congreve and Young’ – testament to the lasting impact of his stay in London many decades earlier.

Thanks to the AHRC grant, the Voltaire Foundation also commissioned Oxford DPhil student Cameron Quinn to write ‘Lettres sur les Anglais: getting your bearings’ for our website. This resource provides background information about the Lettres and their importance as a seminal text for the Enlightenment, and sheds light on the reasons that drove Voltaire to spend two years of his life in England; it also gives an overview of the political, as well as economic and cultural, situation in England during the years Voltaire lived here.

Thematic pages focus on several key topics that were important for society in general or to Voltaire in particular at the time the Lettres were written, and they also offer links to relevant websites. The themes covered are immensely varied in scope; they include, among others, religion, poetry, the Newtonian revolution, the English adoption of the practice of inoculation, and the question of the soul.

These webpages can be a resource for those without much prior knowledge of the wider historic or cultural contexts of the time, or of the issues at stake.

We hope our readers will enjoy this ‘rough guide’ to the Lettres sur les Anglais and the historical context in which they were written!

– Clare Fletcher

Subscription – An idea whose time has come again?

We recently had the pleasure of welcoming publisher John Mitchinson to the Voltaire Foundation for a particularly enlightening and enjoyable talk. Like Voltaire at Ferney, Mr Mitchinson is a keen amateur beekeeper, and like him he also keeps livestock, and the similarities do not end there.

Henriade title page.

La Henriade, 1728: title page.

John Mitchinson’s latest venture in the fast- and ever-changing world of publishing is a company based on the principle of crowd-funding, which goes by the name of Unbound. By means of short videos hosted on the company’s website, prospective authors introduce themselves and pitch their respective projects, and members of the public are invited to pledge money for the direct funding of the projects that they would like to see come to fruition. This is a very creative and efficient way of bringing authors and readers together and of cutting out unwieldy, expensive and sometimes downright parasitic chains of intermediaries.

Henriade list of subscribers.

La Henriade: first page (out of 10) of the list of subscribers.

In the four years that Unbound has been in existence, Mr Mitchinson and his team have scored some real successes, most recently with the publication of Letters of Note (by Shaun Usher) and The Wake (by Paul Kingsnorth).

Unbound may use state-of-the-art IT to drive its business but in its own way it has renewed a tradition that was well established in the 18th century, that of publishing books by raising money by subscription (Alexander Pope and Samuel Johnson come to mind). This is where the third similarity between our recent visitor and Voltaire lies.

Henriade dedication.

La Henriade: last page of the dedication to Queen Caroline.

For Voltaire himself famously used this method to get his epic poem La Henriade published in England in 1728, using the contacts that he had made among the great and the good during the very busy two years he spent in the country. The edition boasted a long and impressive list of subscribers (among whom were George Berkeley and William Congreve) and it was dedicated to Queen Caroline. Of course, with the advent of the Internet, the pool of would-be subscribers need not be as exclusive as it was in Voltaire’s time: anyone with five pounds to spare can decide to back a project on the Unbound website, even cobblers and servants! [1]

In a publishing world where abundance is not always synonymous with diversity or originality, it is reassuring to see forgotten avenues being explored anew so authors and readers can be empowered to communicate, collaborate and venture off the beaten track together.

– Georges Pilard

[1] ‘On n’a jamais prétendu éclairer les cordonniers et les servantes’ (‘It was never our intention to enlighten cobblers or servants’), Voltaire once wrote to D’Alembert (15 June 1768).