Dans l’atelier de Jean-Jacques Rousseau. Genèse et interprétation, c’est d’abord le choix d’un point de vue – adopté dans la nouvelle collection « Dans l’atelier de… » aux éditions Hermann – : celui d’entrer dans une œuvre depuis l’espace de travail de l’écrivain au milieu de ses manuscrits. Chez un auteur comme Rousseau, autant dire tout de suite qu’il s’agit d’une invitation au voyage.
Récit de l’atelier et métier de l’écrivain
Pour faire entrer les lecteurs dans l’espace de travail de Rousseau, le premier chapitre commence par l’observer tel qu’il s’est lui-même raconté quand il se plaçait face à une page blanche. On traverse ainsi une série de lieux d’écriture les plus divers – chambres d’hôtel, lazaret à Gênes, « donjon » de Montmorency, « laboratoire » de Môtiers… –, qui, mis bout à bout, forment ce que j’ai appelé un « récit de l’atelier », à considérer comme une première trace documentaire pour cerner l’image de l’écrivain dans laquelle Rousseau se projette, et comme une rêverie quasi bachelardienne sur les espaces de l’écriture. Dans cette visite ambulante et guidée par l’auteur lui-même d’un atelier de travail polymorphe, se révèlent sa conception et sa pratique du métier d’écrivain au XVIIIe siècle, sont mises en situation ses valeurs, ses aspirations, parfois ses hantises vis-à-vis d’une destinée qu’il finit par vivre comme une douloureuse fatalité, au point que dans les dernières années son écriture entre quasiment en clandestinité.
Un legs imposant et éclaté
Quelle est l’ampleur du corpus des manuscrits de travail de Rousseau ? On peut l’estimer à environ 17 000 pages autographes (ch.2, p.62) qui, rappelons-le, ne sont qu’une partie des manuscrits issus de sa main (lettres et minutes de sa correspondance, notes de secrétaire prises pour ceux qu’il sert, copies de textes ou d’œuvres musicales qu’il réalise en tant que copiste pour gagner sa vie…). En tout cas, c’est beaucoup si l’on considère qu’à l’époque la conservation des ébauches était loin d’être une habitude, et si l’on tient compte de la vie accidentée de l’auteur. Parmi ces papiers, se trouvent des premiers jets tracés hâtivement au crayon, des mises au net remaniées mais aussi, à l’autre bout de la chaîne, plusieurs manuscrits pour l’imprimeur préparés par Rousseau lui-même et qu’il retravaille encore et encore, jusqu’au seuil de la publication. Ceux-ci sont exceptionnels, car ils étaient en général détruits après l’impression. Parmi eux, figure celui de la Lettre à D’Alembert qui vient d’être acquis par la Fondation Bodmer à Cologny et ainsi rendu aux chercheurs du monde entier.

Lecture génétique d’un chef-d’œuvre : Julie, ou La Nouvelle Héloïse
Après un tour d’horizon concernant la situation la plus actuelle des manuscrits pour les principales œuvres de Rousseau, sans oublier le cas fascinant de la Correspondance avec ses nombreux brouillons encore conservés, le chapitre suivant se consacre à une œuvre en particulier, son roman épistolaire La Nouvelle Héloïse, dont on peut suivre la genèse en disposant sur une table imaginaire son impressionnant dossier génétique enfin (numériquement) rassemblé – sept mille pages, avec quelques versions inconnues de certains passages. Tandis que l’œuvre s’étoffe et se transforme au fil de ses rédactions, une poétique romanesque en acte émerge du fouillis des réécritures, l’écrivain juge son travail avec ses notes de régie et suggère les normes qui le guident, les phases créatives deviennent repérables et interprétables.

On considère souvent que Rousseau est un écrivain de la spontanéité, du sentiment, de l’effusion, un auteur qui pratiquerait une forme d’écriture instinctive. Il faut réviser ce point de vue : il est plutôt un écrivain du repentir, de la retouche corrective, du contrôle de soi, de la maîtrise. Et c’est aussi un écrivain autodictate qui joue, d’une manière géniale, avec cette culture qui ne lui était pas donnée au départ. L’un des mécanismes les plus frappants de son invention littéraire tient à ce jeu, à ces ancrages référencés qu’il construit au fil du travail de l’écriture avec un immense patrimoine littéraire et philosophique. Dans La Nouvelle Héloïse, on le voit ajouter au fil de la rédaction toute une série d’allusions lettrées, à la poésie italienne par exemple (des citations qui ne sont jamais ornementales mais profondément pensées). Au seuil de la publication, il décide d’ajouter dans le manuscrit pour l’imprimeur la mention explicite, en note de bas de page, de deux romanciers de son temps, S. Richardson et Mme Riccoboni, ce qui inscrit l’œuvre dans son époque littéraire et en avoue encore davantage l’appartenance générique. L’étude des brouillons donne également à comprendre l’invention du système des noms et pseudonymes (St. Preux, Héloïse) qui innerve la structure symbolique et pulsionnelle du roman.
Les bibliothèques du promeneur solitaire
Il vaut vraiment la peine de s’intéresser à la bibliothèque de Rousseau et d’en ouvrir les quelques volumes aujourd’hui connus, si l’on veut réellement comprendre quel laboratoire de l’écriture ses livres ont pu constituer pour lui. Cet aspect, qui est l’objet du dernier chapitre, n’a jusqu’à présent été que peu étudié. Or comme Voltaire, Rousseau fut un « marginaliste » écrivant dans les livres ; mais différemment de lui, il a périodiquement vendu ses bibliothèques, de sorte qu’aujourd’hui il n’y a pas un endroit où ils seraient tous rassemblés. La vente la plus significative se fit à Londres, au début de l’année 1767, avant qu’il ne quitte l’Angleterre. L’échange de lettres entre Rousseau et ses amis britanniques qui eut lieu alors nous fait comprendre à quoi ressemblaient ses livres après être passés entre ses mains (beaucoup étaient autographés) ; il révèle aussi le type d’intérêt que les contemporains pouvaient avoir pour les bibliothèques d’écrivains, dès le milieu du siècle des Lumières – Diderot avait vendu la sienne à Catherine II deux ans auparavant. Parmi les mille volumes de la bibliothèque « anglaise » de Rousseau qui fut achetée en grande partie par Vincent Louis Dutens – huguenot installé à Londres, futur membre de la Société royale de Londres et historiographe du roi d’Angleterre –, certains se trouvent encore en Angleterre. C’est le cas des Œuvres de Platon aujourd’hui à la British Library ou de l’édition partielle des Lettres écrites de la campagne de J.-R. Tronchin qui est à la Bodleian Library à Oxford, dans laquelle Rousseau rédige les premiers jets de ses Lettres écrites de la montagne, l’un de ses derniers textes publiés. En revanche, le volume des Essais de Montaigne annoté par Rousseau aujourd’hui à Cambridge a connu une autre trajectoire, car ce volume faisait partie de la petite collection de livres que Rousseau avait gardé auprès de lui jusqu’au moment de sa mort à Ermenonville. Parmi les autres auteurs de son panthéon littéraire, son exemplaire commenté de De l’esprit d’Helvétius aujourd’hui à la BnF à Paris est d’autant plus intéressant que de leur côté Diderot et Voltaire ont eux aussi annoté le leur, et qu’on peut comparer leur manière de s’approprier depuis ses marges un texte si important.

Chez Rousseau, la note marginale s’adapte au texte sur lequel elle se greffe et varie fortement d’une œuvre à l’autre, non pas seulement du point de vue du contenu mais dans sa forme et son style. Il n’annote pas Montaigne comme il annote Platon, Helvétius ou même Voltaire (dont on découvrira que Rousseau l’a annoté deux fois). Le rapport de Rousseau marginaliste à ses livres montre à quel point il s’engage dans sa lecture et peut se transformer lui-même dans la profondeur du dialogue qu’il établit avec l’auteur lu. Mais surtout au cours de sa lecture active, il lui arrive de déposer des états préparatoires de ses propres œuvres, comme cette esquisse jusqu’à présent ignorée d’une lettre de La Nouvelle Héloïse inscrite au crayon sur une page de garde des Œuvres de Platon. Elle peut rejoindre désormais le dossier génétique de ce roman (son analyse est au ch.3, p.160-65).
Ainsi il est possible de mieux cerner le profil d’écrivain-lecteur de Rousseau et ses méthodes de travail quand sa plume ou son crayon court non plus sur une feuille vierge mais sur la page imprimée d’un livre ouvert. La connaissance de ses usages de la bibliothèque donne maintenant une nouvelle dimension à celle de ses pratiques de créateur.
– Nathalie Ferrand